Hérodote, la Libye et les Libyens

Vous trouverez sur cette page toutes les mentions de la Libye et des Libyens faites par Hérodote, surnommé « le père de l’histoire ». Lors de es excursions en Libye et dans la Cyrénaïque, Hérodote nous dresse une description exacte de la Libye, depuis les frontières égyptiennes jusqu’au promontoire Soloeis, aujourd’hui le Cap Spartel, conforme en tout â ce que nous en apprennent les voyageurs les plus estimés, et le docteur Shaw en particulier, ne permettent pas de douter qu’il n’ait vu ce pays par lui-même. On est encore tenté de croire qu’il a été à Carthage, ses entretiens avec un assez grand nombre de Carthaginois autorisent cette opinion. Il revint sans doute par la même route en Égypte, et de là enfin il passa à Tyr.
Trad. du grec par Larcher ; avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.] Paris : Charpentier, 1850.

LIVRE I. CLIO – Ἱστοριῶν πρώτη ἐπιγραφόμενη Κλειὼ

XLVI. Crésus pleura deux ans la mort de son fils. Mais l’empire d’Astyage, fils de. Cyaxare, détruit par Cyrus, fils de Cambyse et celui des Perses, qui prenait de jour en jour de nouveaux accroissements, lui firent mettre un terme à sa douleur. Il ne pensa plus qu’aux moyens de réprimer cette puissance avant qu’elle devint plus formidable. Tout occupé de cette pensée, il résolut sur-le-champ d’éprouver les oracles de la Grèce et l’oracle de la Libye. Il envoya des députés en divers endroits, lés uns à Delphes, les autres à Abes en Phocide, les autres à Dodone, quelques-uns à l’oracle d’Amphiaraüs (20), à l’antre de Trophonias, et aux Branchides (21) dans la Milésie : voilà les oracles de Grèce que Crésus fit consulter. Il en dépêcha aussi en Libye, au temple de Jupiter Ammon. Ce prince n’envoya ces députés que pour éprouver ces oracles ; et, au cas qu’ils rendissent des réponses conformes à la vérité, il se proposait de les consulter une seconde fois, pour savoir s’il devait faire la guerre aux Perses.

LIVRE II. EUTERPE – Ἱστοριῶν δεύτερη ἐπιγραφόμενη Εὐτέρπη

VIII. En allant d’Héliopolis vers le haut du pays, l’Égypte est étroite ; car, d’un côté, la montagne d’Arabie, qui la borde, tendant du septetrion vers le midi et le notus, prend toujours, en remontant, sa direction vers la mer Érythrée. On y voit les carrières où ont été taillées les pyramides de Memphis. C’est là que la montagne, cessant de s’avancer, fait un coude vers le pays dont je viens de parler ; c’est là que se trouve sa plus grande longueur : de l’orient à l’occident elle a, à ce que j’ai appris, deux mois de chemin, et son extrémité orientale porte de l’encens. De l’autre côté l’Égypte est bornée, vers la Libye, par une. montagne de pierre couverte de sable, sur laquelle on a bâti les pyramides. Elle s’étend le long de l’Égypte de la même manière que cette partie de la montagne d’Arabie qui se porte vers le midi. Ainsi le pays, en remontant depuis Héliopolis, quoiqu’il appartienne à l’Égypte, n’est pas d’une grande étendue ; il est même fort étroit pendant environ quatre jours de navigation. Une plaine sépare ces montagnes : dans les endroits où elle a le moins de largeur, il m’a paru qu’il y avait environ deux cents stades, et rien de plus, de la montagne d’Arabie à celle de Libye ; mais au delà l’Égypte commence à s’élargir. Tel est l’état naturel de ce pays.

XII. Je n’ai donc pas de peine à croire ce qu’on m’a dit de l’Égypte ; et moi-même je pense que les choses sont certainement de la sorte, en voyant qu’elle gagne sur les terres adjacentes, qu’on y trouve des coquillages sur les montagnes, qu’il en sort une vapeur salée qui ronge même les pyramides, et que cette montagne, qui s’étend au-dessus de Memphis, est le seul endroit de ce pays où il y ait du sable. Ajoutez que l’Égypte ne ressemble en rien ni à l’Arabie, qui lui est contiguë, ni à la Libye, ni même à la Syrie ; car il y a des Syriens qui habitent les côtes maritimes de l’Arabie. Le sol de l’Égypte est une terre noire, crevassée et friable, comme ayant été formée du limon que le Nil y a apporté d’Éthiopie, et qu’il y a accumulé par ses débordements ; au lieu qu’on sait que la terre de Libye est plus rougeâtre et plus sablonneuse, et que celle de l’Arabie et de la Syrie est plus argileuse et plus pierreuse.

XV. Les Ioniens ont une opinion particulière sur ce qui concerne l’Égypte : ils prétendent qu’on ne doit donner ce nom qu’au seul Delta, depuis ce qu’on appelle l’Échauguette de Persée, le long du rivage de la mer, jusqu’aux Tarichées de Péluse, l’espace de quarante schènes ; qu’en s’éloignant de la mer l’Égypte s’étend, vers le milieu des terres, jusqu’à la ville de Cercasore, où le Nil se partage en deux bras, dont l’un se rend à Péluse, et l’autre à Canope. Le reste de l’Égypte, suivant les mêmes Ioniens, est en partie de la Libye, et en partie de l’Arabie. En admettant cette opinion, il serait aisé de prouver que, dans les premiers temps, les Égyptiens n’avaient point de pays à eux : car le Delta était autrefois couvert par les eaux, comme ils en conviennent eux-mêmes, et comme je l’ai remarqué ; et ce n’est, pour ainsi dire, que depuis peu de temps qu’il a paru. Si donc les Égyptiens n’avaient point autrefois de pays, pourquoi ont-ils affecté de se croire les plus anciens hommes du monde ? Et qu’avaient-ils besoin d’éprouver des enfants, afin de s’assurer quelle en serait la langue naturelle ? Pour moi, je ne pense pas que les Égyptiens n’ont commencé d’exister qu’avec la contrée que les Ioniens appellent Delta, mais qu’ils ont toujours existé depuis qu’il y a des hommes sur terre ; et qu’il mesure que le pays s’est agrandi par les alluvions du Nil, une partie des habitants descendit vers la basse Égypte, tandis que l’autre resta dans son ancienne demeure : aussi donnait-on autrefois le nom d’Égypte à la Thébaïde, dont la circonférence est de six mille cent vingt stades.

XVI. Si donc notre sentiment sur l’Égypte est juste, celui des Ioniens ne peut être fondé ; si, au contraire, l’opinion des Ioniens est vraie, il m’est facile de prouver que les Grecs et les Ioniens eux-mêmes ne raisonnent pas conséquemment lorsqu’ils disent que toute la terre se divise en trois parties, l’Europe, l’Asie et la Libye : ils devraient y en ajouter une quatrième, savoir, le Delta d’Égypte, puisqu’il n’appartient ni à l’Asie ni à la Libye ; car, suivant ce raisonnement, ce n’est pas le Nil qui sépare l’Asie de la Libye, puisqu’il se brise à la pointe du Delta, et le renferme entre ses bras, de façon que cette contrée se trouve entre l’Asie et la Libye.

XVII. Sans m’arrêter davantage au sentiment des Ioniens, je pense qu’on doit donner le nom d’Égypte à toute l’étendue de pays qui est occupée par les Égyptiens, de même qu’on appelle Cilicie et Assyrie les pays habités par les Ciliciens et les Assyriens ; et je ne connais que l’Égypte qu’on puisse, à juste titre, regarder comme limite de l’Asie et de la Libye ; mais, si nous voulons suivre l’opinion des Grecs, nous regarderons toute l’Égypte qui commence à la petite cataracte et à la ville d’Éléphantine, comme un pays divisé en deux parties comprises sous l’une et l’autre dénomination ; car l’une est de la Libye, et l’autre de l’Asie. Le Nil commence à la cataracte, partage l’Égypte en deux, et se rend à la mer. Jusqu’à la ville de Cercasore il n’a qu’un seul canal ; mais, au-dessous de cette ville, il se sépare en trois branches, qui prennent trois routes différentes : l’une s’appelle la bouche Pélusienne, et va à l’est ; l’autre, la bouche Canopique, et coule à l’ouest ; la troisième va tout droit depuis le haut de l’Égypte jusqu’à la pointe du Delta, qu’elle partage par le milieu, en se rendant à la mer. Ce canal n’est ni le moins considérable par la quantité de ses eaux, ni le moins célèbre : on le nomme le canal Sébennytique. Du canal Sébennytique partent aussi deux autres canaux, qui vont pareillement se décharger dans la mer par deux différentes bouches, la Saïtique et la Mendésienne. La bouche Bolbitine et la Bucolique ne sont point l’ouvrage de la nature, mais des habitants qui les ont creusées.

XVIII. Le sentiment que je viens de développer sur l’étendue de l’Égypte se trouve confirmé par le témoignage de l’oracle de Jupiter Ammon, dont je n’ai eu connaissance qu’après m’être formé cette idée de l’Égypte. Les habitants de Marée et d’Apis, villes frontières du côté de la Libye, ne se croyaient pas Égyptiens, mais Libyens. Ayant pris en aversion les cérémonies religieuses de l’Égypte, et ne voulant point s’abstenir de la chair des génisses (09), ils envoyèrent à l’oracle d’Ammon pour lui représenter qu’habitant hors du Delta, et leur langage étant différent de celui des Égyptiens, ils n’avaient rien de commun avec ces peuples, et qu’ils voulaient qu’il leur fût permis. de manger de toutes sortes de viandes. Le dieu ne leur permit point de faire ces choses, et leur répondit que tout le pays que couvrait le Nil dans ses débordements appartenait à l’Égypte, et que tous ceux qui, habitant au-dessous de la ville d’Éléphantine, buvaient des eaux de ce fleuve, étaient Égyptiens.

XIX. Or le Nil, dans ses grandes crues, inonde non seulement le Delta, mais encore des endroits qu’on dit, appartenir à la Libye, ainsi que quelques petits cantons de l’Arabie, et se répand de l’un et de l’autre côté l’espace de deux journées de chemin, tantôt plus, tantôt moins. Quant à la nature de ce fleuve, je n’en ai rien pu apprendre ni des prêtres, ni d’aucune autre personne. J’avais cependant une envie extrême de savoir d’eux pourquoi le Nil commence à grossir au solstice d’été, et continue ainsi durant cent jours ; et par quelle raison, ayant crû ce nombre de jours, il se retire, et baisse au point qu’il demeure petit l’hiver entier, et qu’il reste en cet état jusqu’au retour du solstice d’été. J’eus donc beau m’informer pourquoi ce fleuve est, de sa nature, le contraire de tous les autres ; je n’en pus rien apprendre d’aucun Égyptien, malgré les questions que je leur fis dans la vue de m’instruire. Ils ne purent me dire pareillement pourquoi le Nil est le seul fleuve qui ne produise point de vent frais.

XX. Cependant il s’est trouvé des gens chez les Grecs qui, pour se faire un nom par leur savoir, ont entrepris d’expliquer le débordement de ce fleuve. Des trois opinions qui les ont partagés, il y en a deux que je ne juge pas même dignes d’être rapportées ; aussi ne ferai-je que les indiquer. Suivant la première, ce sont les vents étésiens qui, repolissait de leur souffle les eaux du Nil, et les empêchant de se porter à la mer, occasionnent la crue de ce fleuve ; mais il arrive souvent que ces vents n’ont point encore soufflé, et cependant le Nil n’en grossit pas moins. Bien plus, si les vents étésiens étaient la cause de l’inondation, il faudrait aussi que tous les autres fleuves dont le cours est opposé à ces vents éprouvassent la même chose que le Nil, et cela d’autant plus qu’ils sont plus petits et moins rapides : or, il y a en Syrie et en Libye beaucoup de rivières qui ne sont point sujettes à des débordements tels que ceux du Nil.

XXI. Le second sentiment est encore plus absurde ; mais, à dire vrai, il a quelque chose de plus merveilleux. Selon cette opinion, l’Océan environne toute la terre, et le Nil opère ce débordement parce qu’il vient de l’Océan.

XXII. Le troisième sentiment est le plus faux, quoiqu’il ait un beaucoup plus grand degré de vraisemblance. C’est ne rien dire, en effet, que de prétendre que le Nil provient de la fonte des neiges, lui qui coule de la Libye par le milieu de l’Éthiopie, et entre de là en Égypte. Comment donc pourrait-il être formé par la fonte des neiges, puisqu’il vient d’un climat très chaud dans un pays qui l’est moins ? Un homme capable de raisonner sur ces matières peut trouver ici plusieurs preuves qu’il n’est pas même vraisemblable que les débordements du Nil dérivent de cette cause. La première, et la plus forte, vient des vents ; ceux qui soufflent de ce pays-là sont chauds. La seconde se tire de ce qu’on ne voit jamais en ce pays ni pluie ni glace. S’il y neigeait, il faudrait aussi qu’il y plût ; car c’est une nécessité absolue que, dans un pays où il tombe de la neige, il y pleuve dans l’espace de cinq jours. La troisième vient de ce que la chaleur y rend les hommes noirs, de ce que les milans et les hirondelles y demeurent toute l’année, et de ce que les grues y viennent en hiver, peur éviter les froids de la Scythie. Si donc il neigeait, même en petite quantité, dans le pays que traverse le Nil, ou dans celui où il prend sa source, il est certain qu’il n’arriverait rien de toutes ces choses, comme le prouve ce raisonnement.

XXIII. Celui qui a attribué à l’Océan la cause du débordement du Nil a eu recours à une fable obscure, au lieu de raisons convaincantes ; car, pour moi, je ne connais point de fleuve qu’on puisse appeler l’Océan ; et je pense qu’Homère, ou quelque autre poète plus ancien, ayant inventé ce nom, l’a introduit dans la poésie.

XXIV. Mais si, après avoir blâmé les opinions précédentes, il est nécessaire que je déclare moi-même ce que je pense sur ces choses cachées, je dirai qu’il me paraît que le Nil grossit en été, parce qu’en hiver le soleil, chassé de son ancienne route par la rigueur de la saison, parcourt alors la région du ciel qui répond à la partie supérieure de la Libye. Voilà, en peu de mots, la raison de cette crue ; car il est probable que plus ce dieu tend vers un pays et s’en approche, et plus il le dessèche et en tarit les fleuves.

XXV. Mais il faut expliquer cela d’une manière plus étendue : l’air est toujours serein dans la Libye supérieure ; il y fait toujours chaud, et jamais il n’y souffle de vents froids. Lorsque le soleil parcourt ce pays, il y produit le même effet qu’il a coutume de produire en été, quand il passe par le milieu du ciel ; il attire les vapeurs à lui, et les repousse ensuite vers les lieux élevés, où les vents, les ayant reçues, les dispersent et les fondent. C’est vraisemblablement par cette raison que les vents qui soufflent de ce pays, comme le sud et le sud-ouest, sont les plus pluvieux de tous. Je crois cependant que le soleil ne renvoie pas toute l’eau du Nil qu’il attire annuellement, mais qu’il s’en réserve une partie. Lorsque l’hiver est adouci, le soleil retourne au milieu du ciel, et de là il attire également des vapeurs de tous les fleuves. Jusqu’alors ils augmentent considérablement, à cause des pluies dont la terre est arrosée, et qui forment des torrents ; mais ils deviennent faibles en été, parce que les pluies leur manquent, et que le soleil attire une partie de leurs eaux. Il n’en est pas de même du Nil : comme en hiver il est dépourvu des eaux de pluie, et que le soleil en élève des vapeurs, c’est, avec raison, la seule rivière dont les eaux soient beaucoup plus basses en cette saison qu’en été. Le soleil l’attire de même que tous les autres fleuves ; mais, l’hiver, il est le seul que cet astre mette à contribution : c’est pourquoi je regarde le soleil comme la cause de ces effets.

XXVI. C’est lui aussi qui rend, à mon avis, l’air sec en ce pays, parce qu’il le brûle sur son passage ; et c’est pour cela qu’un été perpétuel règne dans la Libye supérieure. Si l’ordre des saisons et la position du ciel venaient à changer de manière que le nord prît la place du sud, et le sud celle du nord, alors le soleil, chassé du milieu du ciel par l’hiver, prendrait sans doute son cours par la partie supérieure de l’Europe, comme il le fait aujourd’hui par le haut de la Libye ; et je pense qu’en traversant ainsi toute l’Europe, il agirait sur l’Ister comme il agit actuellement sur le Nil.

XXVII. J’ai dit qu’on ne sentait jamais de vents frais sur ce fleuve, et je pense qu’il est contre toute vraisemblance qu’il puisse en venir d’un climat chaud, parce qu’ils ont coutume de souffler d’un pays froid : quoi qu’il en soit, laissons les choses comme elles sont, et comme elles ont été dès le commencement.

XXVIII. De tous les Égyptiens, les Libyens et les Grecs avec qui je me suis entretenu, aucun ne se flattait de connaître les sources du Nil, si ce n’est le hiérogrammatéus, ou interprète des hiéroglyphes de Minerve, à Saïs en Égypte. Je crus néanmoins qu’il plaisantait, quand il m’assura qu’il en avait une connaissance certaine. Il me dit qu’entre Syène, dans la Thébaïde, et Éléphantine, il y avait deux montagnes dont les sommets se terminaient en pointe ; que l’une de ces montagnes s’appelait Crophi, et l’autre Mophi. Les sources du Nil, qui sont de profonds abîmes, sortaient, disait-il, du milieu de ces montagnes : la moitié de leurs eaux coulait en Égypte, vers le nord; et l’autre moitié en Éthiopie, vers le sud. Pour montrer que ces sources étaient des abîmes, il ajouta que Psammitichus, ayant voulu en faire l’épreuve, y avait fait jeter un câble de plusieurs milliers d’orgyies (10), mais que la sonde n’avait pas été jusqu’au fond. Si le récit de cet interprète est vrai, je pense qu’en cet endroit les eaux, venant à se porter et à se briser avec violence contre les montagnes, refluent avec rapidité, et excitent des tournants qui empêchent la sonde d’aller jusqu’au fond.

XXIX. Je n’ai trouvé personne qui ait pu m’en apprendre davantage; mais voici ce que j’ai recueilli, en poussant mes recherches aussi loin qu’elles pouvaient aller : jusqu’à Éléphantine, j’ai vu les choses par moi-même ; quant à ce qui est an delà de cette ville, je ne le sais que parles réponses que l’on m’a faites. Le pays au-dessus d’Éléphantine est élevé. En remontant le fleuve, on attache de chaque côté du bateau une corde, comme on en attache aux boeufs, et on le tire de la sorte. Si le câble se casse, le bateau est emporté par la force du courant. Ce lieu a quatre jours de navigation. Le Nil y est tortueux comme le Méandre, et il faut naviguer de la manière que nous avons dit pendant douze schènes (11). Vous arrivez ensuite à une plaine fort unie, où il y aune île formée par les eaux du Nil ; elle s’appelle Tachompso. Au-dessus d’Éléphantine, on trouve déjà des Éthiopiens ; ils occupent même une moitié de l’île de Tachompso, et les Égyptiens l’autre moitié. Attenant l’île, est un grand lac sur les bords duquel habitent des Éthiopiens nomades. Quand. vous l’avez traversé, vous rentrez dans le Nil, qui s’y jette ; de là, quittant le bateau, vous faites quarante jours de chemin le long du fleuve ; car, dans cet espace, le Nil est plein de rochers pointus et de grosses pierres à sa surface, qui rendent la navigation impraticable. Après avoir fait ce chemin en quarante jours de marche, vous vous rembarquez dans un autre bateau oit vous naviguez douze jours ; puis vous arrivez à une grande ville appelée Méroé. On dit qu’elle est la capitale du reste des Éthiopiens. Jupiter et Bacchus sont les seuls dieux qu’adorent ses habitants ; les cérémonies de leur culte sont magnifiques : ils ont aussi parmi eux un oracle de Jupiter, sur les réponses duquel ils portent la guerre partout où ce dieu le commande et quand il l’ordonne.

XXX. De cette ville, vous arrivez au pays des Automoles en autant de jours de navigation que vous en avez mis à venir d’Éléphantine à la métropole des Éthiopiens. Ces Automoles s’appellent Asmach. Ce nom, traduit en grec, signifie. ceux qui se tiennent à la gauche du roi ; ils descendent de deux cent quarante mille Égyptiens, tous gens de guerre, qui passèrent du côté des Éthiopiens pour le sujet que je vais rapporter. Sous le règne de Psammitichus, on les avait mis en garnison à Éléphantine, pour défendre le pays contre les Éthiopiens; à Daphnes de Péluse, pour empêcher les incursions des Arabes et des Syriens ; à Marée, pour tenir la Libye en respect. Les Perses ont encore aujourd’hui des troupes dans les mêmes places où il y en avait sous Psammitichus; car il y a garnison perse à Éléphantine et à Daphnes. Ces Égyptiens étant donc restés trois ans dans leurs garnisons, sans qu’on vint les relever, résolurent, d’un commun accord, d’abandonner Psammitichus, et de passer chez les Éthiopiens. Sur cette nouvelle, ce prince les poursuivit : lorsqu’il les eut atteints, il employa les prières, et tous les motifs les plus propres à les dissuader d’abandonner les dieux de leurs pères, leurs enfants et leurs femmes. Là-dessus, l’un d’entre eux, comme on le raconte, lui montrant le signe de sa virilité, lui dit : Partout où nous le porterons, nous y trouverons des femmes, et nous y aurons des enfants. Les Automoles, étant arrivés en Éthiopie, se donnèrent au roi. Ce prince les en récompensa en leur accordant le pays de quelques Éthiopiens qui étaient ses ennemis, et qu’il leur ordonna de chasser. Ces Égyptiens s’étant établis dans ce pays, les Éthiopiens se civilisèrent, en adoptant les moeurs égyptiennes.

XXXI. Le cours du Nil est donc connu pendant quatre mois de chemin, qu’on fait en partie par eau, et en partie par terre, sans y comprendre le cours de ce fleuve en Égypte ; car, si l’on compte exactement, on trouve qu’il faut précisément quatre mois pour se rendre d’Éléphantine au pays de ces Automoles. Il est certain que le Nil vient de l’ouest ; mais on ne peut rien assurer sur ce qu’il est au delà des Automoles, les chaleurs excessives rendant ce pays désert et inhabité. 

XXXII. Voici néanmoins ce que j’ai appris de quelques Cyrénéens qui, ayant été consulter, à ce qu’ils me dirent, l’oracle de Jupiter Ammon, eurent un entretien avec Étéarque, roi du pays. Insensiblement la conversation tomba sur les sources du Nil, et l’on prétendit qu’elles étaient inconnues. Étéarque leur raconta qu’un jour des Nasamons arrivèrent à sa cour. Les Nasamons sont un peuple de Libye qui habite la Syrte, et un pays de peu d’étendue à l’orient de la Syrte. Leur ayant demandé s’ils avaient quelque chose de nouveau à lui apprendre sur les déserts de Libye, ils lui répondirent que, parmi les familles les plus puissantes du pays, des jeunes gens, parvenus à l’âge viril, et pleins d’emportement, imaginèrent, entre autres extravagances, de tirer au sort cinq d’entre eux pour reconnaître les déserts de la Libye, et tâcher d’y pénétrer plus avant qu’on ne l’avait fait jusqu’alors. Toute la côte de la Libye qui borde la mer septentrionale (la Méditerranée) depuis l’Égypte jusqu’au promontoire Soloéis (12), où se termine cette troisième partie du monde, est occupée par les Libyens et par diverses nations libyennes, à la réserve de ce qu’y possèdent les Grecs et les Phéniciens ; mais, dans l’intérieur des terres, au-dessus de la côte maritime et des peuples qui la bordent, est une contrée remplie de bêtes féroces. Au delà de cette contrée, on ne trouve plus que du sable, qu’un pays prodigieusement aride et absolument désert. Ces jeunes gens, envoyés par leurs compagnons avec de bonnes provisions d’eau et de vivres, parcoururent d’abord des pays habités ; ensuite ils arrivèrent dans un pays rempli de bêtes féroces ; de là, continuant leur route à l’ouest à travers les déserts, ils aperçurent, après avoir longtemps marché dans un pays très sablonneux, une plaine où il y avait des arbres. S’en étant approchés, ils mangèrent des fruits que ces arbres portaient. Tandis qu’ils en mangeaient, de petits hommes (13), d’une taille au-dessous de la moyenne, fondirent sûr eux, et les emmenèrent par force. Les Nasamons n’entendaient point leur langue, et ces petits hommes ne comprenaient rien à celle des Nasamons. On les mena par des lieux marécageux ; après les avoir traversés, ils arrivèrent à une ville dont tous les habitants étaient noirs, et de la même taille que ceux qui les y avaient conduits. Une grande rivière (14), dans laquelle il y avait des crocodiles, coulait le long de cette ville de l’ouest à l’est.

XXXIII. Je me suis contenté de rapporter jusqu’à présent le discours d’Étéarque. Ce prince ajoutait cependant, comme m’en assurèrent les Cyrénéens, que les Nasamons étaient retournés dans leur patrie, et que les hommes chez qui ils avaient été étaient tous des enchanteurs. Quant au fleuve qui passait le long de cette ville, Etéarque conjecturait que c’était le Nil, et la raison le veut ainsi ; car le Nil vient de la Libye, et la coupe par le milieu ; et s’il est permis de tirer des choses connues des conjectures sur les inconnues, je pense qu’il part des mêmes points que l’Iister. Ce dernier fleuve commence en effet dans le pays des Celtes, auprès de la ville de Pyrène, et traverse l’Europe par le milieu. Les Celtes sont au delà des colonnes d’Hercule, et touchent aux Cynésiens, qui sont les derniers peuples de l’Europe du côté du couchant. L’Ister se jette dans le Pont-Euxin à l’endroit où sont les Istriens, colonie de Milet (15).

XXXIV. L’Ister est connu de beaucoup de monde, parce qu’il arrose des pays habités ; mais on ne peut rien assurer des sources du Nil, à cause que la partie de la Libye qu’il traverse est déserte et inhabitée. Quant à son cours, j’ai dit tout ce que j’ai pu en apprendre par les recherches les plus étendues. Il se jette dans l’Égypte ; l’Égypte est presque vis-à-vis de la Cilicie montueuse ; de là à Sinope, sur le Pont-Euxin, il y a, en droite ligne, cinq jours de chemin pour un bon voyageur : or Sinope est située vis-à-vis de l’embouchure de l’Ister. Il me semble par conséquent que le Nil, qui traverse toute la Libye, peut entrer en comparaison avec l’Ister. Mais en voilà assez sur ce fleuve.

L. Presque tous les noms des dieux sont venus d’Égypte en Grèce. Il est très certain qu’ils nous viennent des Barbares : je m’en suis convaincu par mes recherches. Je crois donc que nous les tenons principalement des Égyptiens. En effet, si vous exceptez Neptune, les Dioscures, comme je l’ai dit ci-dessus, Junon (32), Vesta, Thémis, les Grâces et les Néréides, les noms de tous les autres dieux, ont toujours été connus en Égypte. Je ne fais, à cet égard, que répéter ce que les Égyptiens disent eux-mêmes. Quant aux dieux qu’ils assurent ne pas connaître, je pense que leurs noms viennent des Pélasges ; j’en excepte Neptune, dont ils ont appris le nom des Libyens ; car, dans les premiers temps, le nom de Neptune n’était connu que des Libyens, qui ont toujours pour ce dieu une grande vénération. Quant à ce qui regarde les héros, les Égyptiens ne leur rendent aucun honneur funèbre.

LIV. Quant aux deux oracles, dont l’un est en Grèce et l’autre en Libye, je vais rapporter ce qu’en disent les Égyptiens. Les prêtres de Jupiter Thébéen me racontèrent que des Phéniciens avaient enlevé à Thèbes deux femmes consacrées au service de ce dieu ; qu’ils avaient ouï dire qu’elles furent vendues pour être transportées, l’une en Libye, l’autre en Grèce, et qu’elles furent les premières qui établirent des oracles parmi les peuples de ces deux pays. Je leur demandai comment ils avaient acquis ces connaissances positives : ils me répondirent qu’ils avaient longtemps cherché ces femmes sans pouvoir les trouver, mais que depuis ils en avaient appris ce qu’ils venaient de me raconter.

LV. Les prêtresses des Dodonéens rapportent qu’il s’envola de Thèbes en Égypte deux colombes noires ; que l’une alla en Libye, et l’autre chez eux ; que celle-ci, s’étant perchée sur un chêne, articula d’une voix humaine que les destins voulaient qu’on établît en cet endroit un oracle de Jupiter ; que les Dodonéens, regardant cela comme un ordre des dieux, l’exécutèrent ensuite. Ils racontent aussi que la colombe qui s’envola en Libye commanda aux Libyens d’établir l’oracle d’Ammon, qui est aussi un oracle de Jupiter. Voilà ce que me dirent les prêtresses des Dodonéens, dont la plus âgée s’appelait Preuménia ; celle d’après, Timarété ; et la plus jeune, Nicandra. Leur récit était confirmé par le témoignage du reste des Dodonéens, ministres du temple.

LVI. Mais voici mon sentiment à cet égard : s’il est vrai que des Phéniciens aient enlevé ces cieux femmes consacrées aux dieux, et qu’ils les aient vendues, l’une pour être menée en Libye, l’autre pour être transportée en Grèce, je pense que celle-ci fut vendue afin d’être conduite dans le pays des Thesprotiens, qui fait partie de la Grèce actuelle, et qu’on appelait alors Pélasgie ; que, pendant son esclavage, elle éleva sous un chêne une chapelle à Jupiter ; car il était naturel que celle qui dans Thèbes avait desservi les autels de ce dieu lui donnât, dans le lieu où on l’avait transportée, des marques de son souvenir, et qu’ensuite elle instituât un oracle ; et qu’ayant appris la langue grecque, elle dît que sa soeur avait été vendue par les mêmes Phéniciens pour être conduite en Libye.

LXV. Entre autres pratiques religieuses, les Égyptiens observent scrupuleusement celles-ci. Quoique leur pays touche à la Libye, on y voit cependant peu d’animaux ; et ceux qu’on y rencontre, sauvages ou domestiques, on les regarde comme sacrés.

LXXVII. Parmi les Égyptiens que j’ai connus, ceux qui habitent aux environs de cette partie de l’Égypte où l’on sème des grains sont sans contredit les plus habiles, et ceux qui, de tous les hommes, cultivent le plus leur mémoire. Voici quel est leur régime : ils se purgent tous les mois pendant trois jours consécutifs, et ils ont grand soin d’entretenir et de conserver leur santé par des vomitifs et des lavements, persuadés que toutes nos maladies viennent des aliments que nous prenons d’ailleurs, après les Libyens, il n’y a point d’hommes si sains et d’un meilleur tempérament que les Égyptiens. Je crois qu’il faut attribuer cet avantage aux saisons, qui ne varient jamais en ce pays ; car ce sont les variations dans l’air, et surtout celles des saisons, qui occasionnent les maladies. Leur pain s’appelle cyllestis : ils le font avec de l’épeautre. Comme ils n’ont point de vignes dans leur pays (46), ils boivent de la bière ; ils vivent de poissons crus séchés au soleil, ou mis dans de la saumure ; ils mangent crus pareillement les cailles, les canards et quelques petits oiseaux, qu’ils ont eu soin de saler auparavant ; enfin, à l’exception des oiseaux et des poissons sacrés, ils se nourrissent de toutes les autres espèces qu’ils ont chez eux, et les mangent ou rôties ou bouillies.

XCI. Les Egyptiens ont un grand éloignement pour les coutumes des Grecs, en un mot pour celles de tous les autres hommes. Cet éloignement se remarque également dans toute l’Égypte, excepté à Chemmis, ville considérable de la Thébaïde (52), près de Néapolis, où l’on voit un temple de Persée, fils de Danaé. Ce temple est de figure carrée, et environné de palmiers ; le vestibule est vaste et bâti de pierres, et sur le haut on remarque deux grandes statues de pierre : dans l’enceinte sacrée est le temple, où l’on voit une statue de Persée. Les Chemmites disent que ce héros apparaît souvent dans le pays et dans le temple ; qu’on trouve quelquefois une de ses sandales, qui a deux coudées de long ; et qu’après qu’elle a paru, la fertilité et l’abondance règnent dans toute l’Égypte. Ils célèbrent en son honneur, et à la manière des Grecs, des jeux gymniques, qui, de tous les jeux, sont les plus excellents. Les prix qu’on y propose sont du bétail, des manteaux (53) et des peaux. Je leur demandai un jour pourquoi ils étaient les seuls à qui Persée eût coutume d’apparaître, et pourquoi ils se distinguaient du reste des Égyptiens par la célébration des jeux gymniques. Ils me répondirent que Persée était originaire de leur ville, et que Danaüs et Lyncée, qui firent voile en Grèce, étaient nés à Chemmis. Ils me firent ensuite la généalogie de Danaüs et de Lyncée, en descendant jusqu’à Persée ; ils ajoutèrent que celui-ci étant venu en Égypte pour enlever de Libye, comme le disent aussi les Grecs, la tête de la Gorgone, il passa par leur ville, où il reconnut tous ses parents ; que, lorsqu’il arriva en Égypte, il savait déjà le nom de Chemmis par sa mère ; enfin que c’était par son ordre qu’ils célébraient des jeux gymniques eu son honneur.

XCIX. J’ai dit jusqu’ici ce que j’ai vu, ce que j’ai su par moi-même, ou ce que j’ai appris par mes recherches.
Je vais maintenant parler de ce pays selon ce que m’en ont dit les Égyptiens; j’ajouterai aussi à mon récit quelque chose de ce que j’ai vu par moi-même. Ménès, qui fut le premier roi d’Égypte, fit faire, selon les prêtres, des digues à Memphis (59). Le fleuve, jusqu’au règne de ce prince, coulait entièrement le long de la montagne sablonneuse qui est du côté de la Libye ; mais, ayant comblé le coude que forme le Nil du côté du midi, et construit une digue environ à cent stades au-dessus de Memphis, il mit à sec son ancien lit, et lui fit prendre son cours par un nouveau canal, afin qu’il coulât à égale distance des montagnes ; et encore aujourd’hui, sous la domination des Perses, on a une attention particulière à ce même coude du Nil, dont les eaux, retenues par les digues, coulent d’un autre côté, et on a soin de les fortifier tous les ans. En effet, si le fleuve venait à les rompre, et à se répandre de ce côté-là dans les terres, Memphis risquerait d’être entièrement submergée. Ménès, leur premier roi, fit bâtir, au rapport des mêmes prêtres, la ville qu’on appelle aujourd’hui Memphis, dans l’endroit même d’où il avait détourné le fleuve, et qu’il avait converti en terre ferme ; car cette ville est aussi située dans la partie étroite de l’Égypte. Le même lit creuser au nord et à l’ouest de Memphis un lac qui communiquait avec le fleuve, n’étant pas possible de le faire à l’est, parce que le Nil s’y oppose ; enfin il éleva dans la même ville un grand et magnifique temple en l’honneur de Vulcain.

CXIX. Ménélas, étant arrivé en Égypte, remonta le Nil jusqu’à Memphis, où il fit à ce prince un récit véritable de ce qui s’était passé. Il en reçut toutes sortes de bons traitements ; on lui rendit Hélène, qui n’avait souffert aucun mal, et on lui remit tous ses trésors. Ménélas ne reconnut ces bienfaits que par des outrages. Comme il voulait s’embarquer, et que les vents contraires le retenaient, après avoir longtemps attendu, il imagina d’immoler deux enfants du pays. Cette action impie, qui parvint bientôt à la connaissance des Égyptiens, le rendit odieux : on le poursuivit, et il fut obligé de se sauver par mer en Libye. Les Égyptiens ne purent m’apprendre de quel côté il alla ensuite ; ils m’assurèrent qu’ils avaient une connaissance certaine d’une partie de ces faits, parce qu’ils s’étaient passés chez eux, et qu’ils avaient appris les autres par leurs recherches. Les prêtres d’Égypte me dirent ces choses.

CXXIV. Les prêtres ajoutèrent que, jusqu’à Rhampsinite, on avait vu fleurir la justice et régner l’abondance dans toute l’Égypte ; mais qu’il n’y eut point de méchanceté où ne se portât Chéops, son successeur. Il ferma d’abord tous les temples, et interdit les sacrifices aux Égyptiens ; ils les fit après cela travailler tous pour lui. Les uns furent occupés à fouiller les carrières de la montagne d’Arabie, à traîner de là jusqu’au Nil les pierres qu’on en tirait, et à passer ces pierres sur des bateaux de l’autre côté du fleuve ; d’autres les recevaient, et les traînaient jusqu’à la montagne de Libye. On employait tous les trois mois cent mille hommes à ce travail. Quant au temps pendant lequel le peuple fut ainsi tourmenté, on passa dix années à construire la chaussée par oit on devait traîner les pierres. Cette chaussée est un ouvrage qui n’est guère moins considérable, à mon avis, que la pyramide même; car elle a cinq stades de long sur dix orgyies de large (80), et huit orgyies de haut dans sa plus grande hauteur ; elle est de pierres polies et ornées de ligures d’animaux. On passa dix ans à travailler à cette chaussée, sans compter le temps qu’on employa aux ouvrages de la colline sur laquelle sont élevées les pyramides, et aux édifices souterrains qu’il fit faire, pour lui servir de sépulture, dans une île formée par les eaux du Nil, qu’il y introduisit par un canal. La pyramide même coûta vingt années de travail : elle est carrée ; chacune de ses faces a huit plèthres de largeur sur autant de hauteur (81) ; elle est en grande partie de pierres polies, parfaitement bien jointes ensemble, et dont il n’y en a pas une qui ait moins de trente pieds.

CL. Ce lac forme un coude à l’occident, et se porte vers le milieu des terres, le long de la montagne, au-dessus de Memphis, et se décharge, au rapport des habitants du pays, dans la Syrte de Libye par un canal souterrain. Comme je ne voyais nulle part la terre qu’il a fallu tirer pour creuser ce lac, et que j’étais curieux de savoir où elle pouvait être, je m’en informai aux habitants du pays les plus voisins du lac. Ils me dirent où on l’avait portée ; et j’eus d’autant moins de peine à les croire, que j’avais ouï dire qu’il s’était fait quelque chose de semblable à Ninive, ville des Assyriens. En effet, des voleurs, cherchant à enlever les trésors immenses de Sardanapale, roi de Ninive, qui étaient gardés dans des lieux souterrains, commencèrent, dès la maison qu’ils habitaient, à creuser la terre. Ayant pris les dimensions et les mesures les plus justes, ils poussèrent la mine jusqu’au palais du roi. La nuit venue, ils portaient la terre qu’ils en avaient enlevée dans le Tigre, qui coule le long de Ninive. Ils continuèrent ainsi leur entreprise jusqu’à ce qu’ils eussent atteint leur but. On lit, à ce que j’ai ouï dire, la même chose en Égypte ; avec cette différence qu’on ne creusait pas le bassin du lac la nuit, mais en plein jour. A mesure qu’on le creusait, on en portait la terre dans le Nil, qui la dispersait. Ce fut ainsi, s’il faut en croire les habitants du pays, qu’on creusa ce lac.

CLXI. Psammis ne régna que six ans ; il mourut aussitôt après son expédition d’Éthiopie. Son fils Apriès lui succéda. Ce prince fut, après Psammitichus son bisaïeul, le plus heureux des rois ses prédécesseurs. Il régna vingt-cinq ans, pendant lesquels il fit une expédition contre Sidon, et livra au roi de Tyr un combat naval ; mais enfin la fortune devait cesser de le favoriser. Je rapporterai ici en peu de mots à quelle occasion ses malheurs commencèrent, me réservant à en parler plus amplement quand je traiterai des affaires de Libye. Apriès, ayant envoyé une armée contre les Cyrénéens, reçut un échec considérable. Les Égyptiens lui imputèrent ce malheur, et se révoltèrent contre lui, s’imaginant que, de dessein prémédité, il les avait envoyés à une perte certaine, afin de les faire périr sans ressource, et de régner avec plus d’autorité sur le reste de ses sujets. Les troupes qui étaient revenues du combat, et les amis de ceux qui ‘y avaient perdu la vie, indignés contre le roi, se soulevèrent ouvertement.

LIVRE III. THALIE – Ἱστοριῶν τρίτη ἐπιγραφομένη Θάλεια

XII. J’ai vu sur le champ de bataille une chose fort surprenante, que les habitants de ce canton m’ont fait remarquer. Les ossements de ceux qui périrent à cette journée sont encore dispersés, mais séparément ; de sorte que vous voyez d’un côté ceux des Perses, et de l’autre ceux des Égyptiens, aux mêmes endroits où ils étaient dès les commencements. Les têtes des Perses sont si tendres, qu’on peut les percer en les frappant seulement avec un caillou ; celles des Égyptiens sont au contraire si dures, qu’à peine peut-on les briser à coups de pierres. Ils m’en dirent la raison, et n’eurent pas de peine à me persuader. Les Égyptiens, me dirent-ils, commencent dès leur bas âge à se raser la tête ; leur crâne se durcit par ce moyen au soleil, et ils ne deviennent point chauves. On voit, en effet, beaucoup moins d’hommes chauves en Égypte que dans tous les autres pays. Les Perses, au contraire, ont le crâne faible, parce que dès leur plus tendre jeunesse ils vivent à l’ombre, et qu’ils ont toujours la tête couverte d’une tiare. J’ai vu de telles choses ; et aussi j’ai remarqué à Paprémis quelque chose de semblable à l’égard des ossements de ceux qui furent défaits avec Achéménès, fils de Darius, par Inaros, roi de Libye.

XIII. La bataille perdue, les Égyptiens tournèrent le dos, et s’enfuirent en désordre à Memphis. S’étant enfermés dans cette place, Cambyse leur envoya un héraut, Perse de nation, pour les engager à traiter avec lui. Ce héraut remonta le fleuve sur un vaisseau mitylénien. Dès que les Égyptiens le virent entrer dans Memphis, ils sortirent en foule de la citadelle, brisèrent le vaisseau, mirent en pièces ceux qui le montaient, et en transportèrent les membres dans la citadelle. Les Perses ayant fait le siège de cette ville, les Égyptiens furent enfin obligés de se rendre. Les Libyens, voisins de l’Égypte, craignant d’éprouver le même sort que les Égyptiens, se soumirent sans combat. Ils s’imposèrent un tribut, et envoyèrent des présents. Les Cyrénéens et les Barcéens imitèrent les Libyens par le même motif de crainte. Cambyse reçut favorablement les présents de ceux-ci ; mais il se plaignit de ceux des Cyrénéens, sans doute parce qu’ils n’étaient point assez considérables. Ils ne se montaient en effet qu’à cinq cents mines (02) d’argent, qu’il distribua lui-même à ses troupes.

XV. Ceux qui étaient allés chercher le jeune prince le trouvèrent sans vie. On l’avait exécuté le premier. De là ils allèrent prendre Psamménite, et le menèrent à Cambyse, auprès duquel il passa le reste de ses jours, sans en éprouver aucun mauvais traitement. On lui aurait même rendu le gouvernement d’Égypte, si on ne l’eût pas soupçonné de chercher, par ses intrigues, à troubler l’État car les Perses sont dans l’usage d’honorer les fils des rois, et même de leur rendre le trône que leurs pères ont perdu par leur révolte. Je pourrais rapporter plusieurs exemples en preuve de cette coutume ; je me contenterai de ceux de Thannyras, fils d’Inaros, roi de Libye, à qui ils rendirent le royaume que son père avait possédé ; et de Pausiris, fils d’Amyrtée, qui rentra aussi en possession des États de son père, quoique jamais aucuns princes n’eussent fait plus de mal aux Perses qu’Inaros et Amyrtée. Mais Psamménite, ayant conspiré contre l’État, en reçut le salaire ; car, ayant sollicité les Égyptiens à la révolte, il fut découvert, et ayant été convaincu par Cambyse, ce prince le condamna à boire du sang de taureau, dont il mourut sur-le-champ. Telle fut sa fin malheureuse.

XVII. Cambyse résolut ensuite de faire la guerre à trois nations différentes, aux Carthaginois, aux Ammoniens et aux Éthiopiens-Macrobiens, qui habitent en Libye vers la mer Australe. Après avoir délibéré sur ces expéditions, il fut d’avis d’envoyer son armée navale contre les Carthaginois, un détachement de ses troupes de terre contre les Ammoniens, et d’envoyer d’a bord des espions chez les Éthiopiens, qui, sous prétexte de porter des présents au roi, s’assureraient de l’existence de la Table du Soleil, et examineraient, outre cela, ce qui restait à voir dans le pays.

XCI. Le suivant se prenait à commencer depuis la ville de Posideium, construite sur les frontières de la Cilicie et de la Syrie par Amphilochus (20), fils d’Amphiraüs, jusqu’en Égypte, sans y comprendre le pays des Arabes, qui était exempt de tout tribut. Il payait trois cent cinquante talents. Ce même département renfermait aussi toute la Phénicie, la Syrie de la Palestine, et l’île de Chypre.

De l’Égypte, des Libyens voisins de l’Égypte, de Cyrène et de Barcé, villes comprises dans le gouvernement de l’Égypte, il revenait au roi un tribut de sept cents talents, sans compter le produit de la pêche du lac Moeris, et sept cents talents en blé (21) : car on en fournissait cent vingt mille mesures aux Perses en garnison dans le château blanc de Memphis, et aux troupes auxiliaires qui étaient à leur solde. Cette satrapie était la sixième. La septième comprenait les Sattagydes, les Gandariens, les Dadices et les Aparytes. Ces nations étaient du même gouvernement, et payaient cent soixante-dix talents. Suses et le reste du pays des Cissiens faisaient le huitième gouvernement, et rendaient au roi trois cents talents.

XCVI. Tels étaient les revenus que Darius tirait de l’Asie et d’une petite partie de la Libye. Il leva aussi, dans la suite, des impôts sur les îles, ainsi que sur les peuples qui habitaient l’Europe jusqu’en Thessalie. Le roi met ses revenus dans ses trésors, et voici comment. Il fait fondre l’or et l’argent dans des vaisseaux de terre ; lorsqu’ils sont pleins, on ôte le métal du vaisseau, et, quand il a besoin d’argent, il en fait frapper autant qu’il lui en faut.

CXV. Telles sont les extrémités de l’Asie et de la Libye. Quant à celles de l’Europe à l’occident, je n’en puis rien dire de certain ; car je ne conviendrai pas que les barbares nomment Éridan un fleuve qui se jette dans la mer du Nord, et dont on dit que nous vient l’ambre. Je ne connais pas non plus les îles Cassitérides, d’où l’on nous apporte l’étain : le nom même du fleuve est une preuve de mon sentiment. Éridanos n’est point un mot barbare, c’est un nom grec inventé par quelque poète. D’ailleurs, je n’ai jamais trouvé personne qui ait pu me dire, comme témoin oculaire, quelle est cette mer que l’on place dans cette région de l’Europe. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’étain et l’ambre nous viennent de cette extrémité du monde.

LIVRE IV. MELPOMÈNE – Ἱστοριῶν τετάρτη ἐπιγραφομένη Μελπομένη

XXIX. Je pense que la rigueur du climat empêche les boeufs d’y avoir des cornes. Homère rend témoignage à mon opinion dans l’Odyssée, lorsqu’il parle en ces termes : « Et la Libye, où les cornes viennent promptement aux agneaux. »

Cela me paraît d’autant plus juste que, dans les pays chauds, les cornes poussent de bonne heure aux animaux, et que, dans ceux où il fait un froid violent, ils n’en ont point du tout, ou, si elles poussent, ce n’est qu’avec peine.

XLI. La Libye suit immédiatement l’Égypte, et fait partie de la seconde péninsule, laquelle est étroite aux environs de l’Égypte. En effet, depuis cette mer-ci (la Méditerranée) jusqu’à la mer Érythrée (la mer Rouge), il n’y a que cent mille orgyies, qui font mille stades. Mais, depuis cet endroit étroit, la péninsule devient spacieuse et prend le nom de Libye.

XLII. J’admire d’autant plus ceux qui ont décrit la Libye, l’Asie et l’Europe, et qui en ont déterminé les bornes, qu’il y a beaucoup de différence entre ces trois parties de la terre : car l’Europe surpasse en longueur les deux autres; mais il ne me paraît pas qu’elle puisse leur être comparée par rapport à la largeur. La Libye montre elle-même qu’elle est environnée de la mer, excepté du côté où elle confine à l’Asie. Nécos, roi d’Égypte, est le premier que nous sachions qui l’ait prouvé. Lorsqu’il eut fait cesser de creuser le canal qui devait conduire les eaux du Nil au golfe Arabique, il fit partir des Phéniciens sur des vaisseaux, avec ordre d’entrer, à leur retour, par les colonnes d’Hercule, dans la mer Septentrionale, et de revenir de cette manière en Égypte.

Les Phéniciens, s’étant donc embarqués sur la mer Érythrée, naviguèrent dans la mer Australe. Quand l’automne était venu, ils abordaient à l’endroit de la Libye où ils se trouvaient, et semaient du blé. Ils attendaient ensuite le temps de la moisson, et, après la récolte, ils se remettaient en mer. Ayant ainsi voyagé pendant deux ans, la troisième année ils doublèrent les colonnes d’Hercule, et revinrent en Égypte. Ils racontèrent, à leur arrivée, que, en faisant voile autour de la Libye, ils avaient eu le soleil à leur droite. Ce fait ne me paraît nullement croyable (10) ; mais peut-être le paraîtra-t-il à quelque autre. C’est ainsi que la Libye a été connue pour la première fois.

XLIII. Les Carthaginois racontent que, depuis ce temps, Sataspes, fils deTéaspis, de la race des Achéménides, avait reçu l’ordre de faire le tour de la Libye, mais qu’il ne l’acheva pas. Rebuté par la longueur de la navigation et effrayé des déserts (11) qu’il rencontra sur sa route, il revint sur ses pas sans avoir terminé les travaux que sa mère lui avait imposés.

Sataspes avait fait violence à une jeune personne, fille de Zopyre, fils de Mégabyze. Étant sur le point d’être mis en croix pour ce crime par les ordres de Xerxès, sa mère, qui était soeur de Darius, demanda sa grâce, promettant de le punir plus rigoureusement que le roi ne le voulait, et qu’elle le forcerait à faire le tour de la Libye jusqu’à ce qu’il parvînt au golfe Arabique. Xerxès lui ayant accordé sa grâce à cette condition, Sataspes vint en Égypte, y prit un vaisseau et des matelots du pays, et, s’étant embarqué, il fit voile par les colonnes d’Hercule. Lorsqu’il les eut passées, il doubla le promontoire Soloéis, et fit route vers le sud. Mais, après avoir mis plusieurs mois à traverser une vaste étendue de mer, voyant qu’il lui en restait encore une plus grande à parcourir, il retourna sur ses pas, et regagna l’Égypte. De là il se rendit à la cour de Xerxès. Il y raconta que, sur les côtes de la mer les plus éloignées qu’il eut parcourues, il avait vu de petits hommes, vêtus d’habits de palmier, qui avaient abandonné leurs villes pour s’enfuir dans les montagnes aussitôt qu’ils l’avaient vu aborder avec son vaisseau ; qu’étant entré dans leurs villes, il ne leur avait fait aucun tort, et s’était contenté d’en enlever du bétail. Il ajouta qu’il n’avait point achevé le tour de la Libye, parce que son vaisseau avait été arrêté et n’avait pu avancer. Xerxès, persuadé qu’il ne lui disait pas la vérité, fit exécuter la première sentence ; et il fut mis en croix, parce qu’il n’avait pas achevé les travaux qu’on lui avait imposés. Un eunuque de Sataspes n’eut pas plutôt appris la mort de son maître, qu’il s’enfuit à Samos avec de grandes richesses, dont s’empara un certain Samien. Je sais son nom, mais je veux bien le passer sous silence.

XLIV. La plus grande partie de l’Asie fut découverte par Darius. Ce prince, voulant savoir en quel endroit de la mer se jetait l’Indus, qui, après le Nil, est le seul fleuve dans lequel on trouve des crocodiles, envoya, sur des vaisseaux, des hommes sûrs et véridiques, et entre autres Scylax de Caryande. Ils s’embarquèrent à Caspatyre, dans la Pactyice, descendirent le fleuve à l’est jusqu’à la mer : de là, naviguant vers l’occident, ils arrivèrent enfin, le trentième mois après leur départ, au même port où les Phéniciens, dont j’ai parlé ci-dessus, s’étaient autrefois embarqués par l’ordre du roi d’Égypte pour faire le tour de la Libye. Ce périple achevé, Darius subjugua les Indiens, et se servit de cette mer. C’est ainsi qu’on a reconnu que l’Asie, si l’on en excepte la partie orientale, ressemble en tout à la Libye.

XLΩ. Quant à l’Europe, il ne paraît pas que personne jusqu’ici ait découvert si elle est environnée de la mer à l’est et au nord. Mais on sait qu’en sa longueur elle surpasse les deux autres parties de la terre (12). Je ne puis conjecturer pourquoi la terre étant une, on lui donne trois différents noms, qui sont des noms de femme, et pourquoi on donne à l’Asie pour bornes le Nil, fleuve d’Égypte, et le Phase, fleuve de Colchide ; ou, selon d’autres, le Tanaïs, le Palus-Maeotis, et la ville de Porthmies en Cimmérie. Enfin je n’ai pu savoir comment s’appelaient ceux qui ont ainsi divisé la terre, ni d’où ils ont pris les noms qu’ils lui ont donnés. La plupart des Grecs disent que la Libye tire le sien d’une femme originaire du pays même, laquelle s’appelait Libye, et que l’Asie prend le sien de la femme de Prométhée ; mais les Lydiens revendiquent ce dernier nom, et soutiennent qu’il vient d’Asias, fils de Cotys et petit-fils de Manès, dont l’Asiade, tribu de Sardes, a aussi emprunté le sien.

Quant à l’Europe, personne ne sait si elle est environnée de la mer. Il ne paraît pas non plus qu’on sache ni d’où elle a tiré ce nom, ni qui le lui a donné ; à moins que nous ne disions qu’elle l’a pris d’Europe de Tyr : car auparavant, ainsi que les deux autres parties du monde, elle n’avait point de nom. Il est certain qu’Europe était Asiatique, et qu’elle n’est jamais venue dans ce pays que les Grecs appellent maintenant Europe ; mais qu’elle passa seulement de Phénicie en Crète, et de Crète en Lycie. C’en est assez à cet égard, et nous nous en tiendrons là-dessus aux opinions reçues.

CXLV. Il y eut, vers le même temps, une expédition considérable en Libye, dont je dirai le sujet ; mais il est à propos de raconter auparavant quelques faits nécessaires pour le bien entendre.

CL. Jusqu’ici les Lacédémoniens s’accordent avec les habitants de Théra ; mais ceux-ci sont les seuls qui racontent la suite de la manière que je vais dire.

Grinus, fils d’Aesanius, descendant de ce Théras, et roi de l’île de Théra, alla à Delphes pour y offrir une hécatombe. Il était accompagné de plusieurs habitants de cette île, et entre autres de Battus, fils de Polymneste, de la race d’Euphémus, l’un des Minyens. Ce prince consultant l’oracle sur quelque chose, la Pythie lui répondit de fonder une ville en Libye. « Roi Apollon, répliqua Grinus, je suis vieux et courbé sous le poids de ans : chargez plutôt de cette entreprise quelqu’un de ces jeunes gens qui sont venus avec moi ; » et, en disant cela, il montrait Battus. Les Théréens, de retour dans leur île, n’eurent aucun égard pour la réponse de l’oracle, ne sachant point où était la Libye, et n’osant pas envoyer une colonie dans une pareille incertitude.

CLI. On fut ensuite sept ans à Théra sans qu’il y plût, et tous les arbres y périrent de sécheresse, excepté un seul. LesThéréens ayant consulté l’oracle, la Pythie leur reprocha de n’avoir point envoyé en Libye la colonie qu’elle leur avait ordonné d’y envoyer. Comme ils ne voyaient pas de remèdes à leurs maux, ils députèrent en Crète, pour s’informer s’il n’y avait pas quelque Crétois ou quelque étranger qui eût voyagé en Libye. Leurs envoyés parcoururent l’île, et, étant arrivés à la ville d’Itanos, ils y firent connaissance avec un teinturier en pourpre, nommé Corobius, qui leur dit qu’il avait été poussé par un vent, violent à l’île de Platée en Libye. Une récompense qu’ils lui donnèrent le détermina à les accompagner à Théra. On ne fit partir d’abord qu’un petit nombre de citoyens pour examiner les lieux. Corobius leur servit de guide. Lorsqu’il les eut conduits à l’île de Platée, ils l’y laissèrent avec des vivres pour quelques mois, et, s’étant remis en mer, ils vinrent en diligence faire leur rapport aux Théréens au sujet de cette île.

CLIII. Les Théréens, ayant laissé Corobius dans l’île, dirent, à leur retour à Théra, qu’ils avaient commencé une habitation dans une île attenante à la Libye. Là-dessus il fut résolu que de tous leurs cantons, qui étaient au nombre de sept, on enverrait des hommes, que les frères tireraient au sort, et que Battus serait leur chef et leur roi. En conséquence de cette résolution, on envoya à Platée deux vaisseaux de cinquante rames chacun. Telle est la manière dont les Théréens racontent cette histoire.

CLV. Lorsqu’elle y fut arrivée, Polymnestus, homme distingué, la prit pour concubine. Il en eut, au bout d’un certain temps, un fils qui bégayait et grasseyait. Cet enfant fut appelé Battus, suivant les Théréens et les Cyrénéens ; mais je pense qu’il eut un autre nom, et qu’après son arrivée en Libye il fut ainsi surnommé, tant à cause de la réponse qu’il avait reçue de l’oracle de Delphes, que par rapport à sa dignité : car Battus signifie roi dans la langue des Libyens ; et ce fut, à mon avis, par cette raison que la Pythie, sachant qu’il devait régner en Libye, lui donna dans sa réponse un nom libyen. En effet, lorsqu’il fut parvenu à l’âge viril, étant allé à Delphes pour consulter l’oracle sur le défaut de sa langue, la Pythie lui répondit : « Battus, tu viens ici au sujet de ta voix : mais Apollon t’ordonne d’établir une colonie dans la Libye, féconde en bêtes à laine. » C’est comme si elle eût dit en grec : « O roi, tu viens au sujet de ta voix. » Battus lui répondit : « Roi, je suis venu vous consulter sur le défaut de ma langue ; mais vous me commandez des choses impossibles, en m’envoyant établir une colonie en Libye. Avec quelles troupes, avec quelles forces puis-je exécuter un tel projet ? » Malgré ces raisons, il ne put engager la Pythie à lui parler autrement. Voyant donc que l’oracle persistait dans sa réponse, il quitta Delphes, et retourna à Théra.

CLVI. Mais dans la suite il lui arriva beaucoup de malheurs, ainsi qu’aux autres habitants de l’île (36). Comme ils en ignoraient la cause, ils envoyèrent à Delphes consulter l’oracle sur leurs maux actuels. La Pythie leur répondit qu’ils seraient plus heureux s’ils fondaient, avec Battus, la ville de Cyrène en Libye. Sur cette réponse, ils firent partir Battus avec deux vaisseaux à cinquante rames. Battus et ceux qui l’accompagnaient, forcés par la nécessité, firent voile en Libye ; mais ils revinrent à l’île de Théra. Les Théréens les attaquèrent lorsqu’ils voulurent descendre à terre, et, ne leur permettant point d’aborder, ils leur ordonnèrent de retourner à l’endroit d’où ils venaient. Contraints d’obéir, ils reprirent la même route, et s’établirent dans une île attenante à Libye. Cette. île, comme il a été dit ci-dessus, s’appelle Platée : on assure qu’elle est de la grandeur de la ville actuelle des Cyrénéens.

CLVII. Les Théréens restèrent deux ans dans l’île de Platée ; mais comme rien ne leur prospérait, ils y laissèrent l’un d’entre eux, et le reste se rembarqua pour aller à Delphes. Quand ils y furent arrivés, ils dirent à la Pythie qu’ils s’étaient établis en Libye, et que cependant ils n’en étaient pas plus heureux. La Pythie leur répondit : « J’admire ton habileté ; tu n’as jamais été en Libye, et tu » prétends connaître ce pays mieux que moi, qui y ai été. » Sur cette réponse, Battus retourna avec ceux de sa suite : car le dieu ne les tenait pas quittes de la colonie, qu’ils n’eussent été dans la Libye même. De retour à Platée, ils prirent celui d’entre ceux qu’ils y avaient laissé, et s’établirent dans la Libye, vis-à-vis de l’île, à Aziris, lieu charmant, environné de deux côtés par des collines agréables couvertes d’arbres, et, d’un autre côté, arrosé par une rivière.

CLVIII. Ils demeurèrent six années à Aziris ; mais la septième ils se laissèrent persuader d’en sortir, sur les vives instances des Libyens, et sur la promesse qu’ils leur tirent de les mener dans un meilleur canton. Les Libyens, leur ayant fait quitter cette habitation, les conduisirent vers le couchant ; et, de crainte qu’en passant par le plus beau des pays les Grecs ne s’en aperçussent, ils proportionnèrent tellement leur marche à la durée du jour, qu’ils le leur firent traverser pendant la nuit. Ce beau pays s’appelle Irasa. Quand ils les eurent conduits à une fontaine qu’on prétend consacrée à Apollon : « Grecs, leur dirent-ils, la commodité du lieu vous invite à fixer ici votre demeure : le ciel y est ouvert pour vous donner les pluies qui rendront vos terres fécondes. »

CLIX. Sous Battus, le fondateur, dont le règne fut de quarante ans, et sous Arcésilas son fils, qui en régna seize, les Cyrénéens ne se trouvèrent pas en plus grand nombre qu’au commencement de la colonie. Mais sous Battus, leur troisième roi, surnommé l’Heureux, la Pythie, par ses oracles, excita tous les Grecs à s’embarquer pour aller habiter la Libye avec les Cyrénéens, qui les invitaient à venir partager leurs terres. Cet oracle était conçu en ces termes : « Celui qui n’ira dans la fertile Libye qu’après le partage des terres aura un jour sujet de s’en repentir.» Les Grecs, s’étant rendus à Cyrène en grand nombre, s’emparèrent d’un canton considérable. Les Libyens leurs voisins, et Adicran leur roi, se voyant insultés et dépouillés de leurs terres par les Cyrénéens, eurent recours à Apriès, roi d’Égypte, et se soumirent à lui. Ce prince envoya contre Cyrène des forces considérables. Les Cyrénéens s’étant rangés en bataille à Irasa, et près de la fontaine de Thesté, en vinrent aux mains, et les défirent. Les Égyptiens, qui ne s’étaient pas auparavant essayés dans les combats contre les Grecs, les méprisaient ; mais ils furent tellement battus, qu’il n’en retourna en Égypte qu’un très petit nombre. Le peuple fut, à ce sujet, si irrité contre Apriès, qu’il se révolta.

CLX. Arcésilas, fils de Battus, régna après son père. Ce prince eut, aussitôt après son avènement au trône, quelques différends avec ses frères ; mais enfin ils quittèrent le pays, et passèrent dans un autre canton de la Libye. Ayant délibéré entre eux sur ce qu’ils avaient à faire, ils bâtirent une ville qu’ils appelèrent Barcé, nom qu’elle porte encore aujourd’hui. Pendant qu’ils étaient occupés à la construire, ils soulevèrent les Libyens contre les Cyrénéens. Arcésilas marcha contre les révoltés, et contre ceux des Libyens qui les avaient reçus. Les Libyens, qui le redoutaient, s’enfuirent chez les Libyens orientaux. Arcélisas les poursuivit ; et, les ayant atteints à Leucon en Libye, ils résolurent de lui livrer bataille. On en vint aux mains, et la victoire se déclara tellement en leur faveur, qu’il demeura sur la place, du côté des Cyrénéens, sept mille hommes pesamment armés. Après cet échec, Arcésilas tomba malade ; et, ayant pris médecine, il fut étranglé par son frère Léarque. Mais Éryxo, appelant la ruse à son secours, fit périr le meurtrier de son mari.

CLXI. Son fils Battus lui succéda : il était boiteux, et ne se tenait pas ferme sur ses pieds. Les Cyrénéens, extrêmement affligés de leurs pertes, envoyèrent à Delphes demander à l’oracle quelle forme de gouvernement ils devaient établir pour vivre plus heureux. La Pythie leur ordonna de faire venir de Mantinée, en Arcadie, quelqu’un qui pût rétablir parmi eux la paix et la concorde. Les Cyrénéens s’étant adressés aux Mantinéens, ceux-ci leur donnèrent un homme des plus estimés de leur ville, nommé Démonax, qui se rendit avec eux à Cyrène. Lorsqu’il se fut instruit de l’état des affaires, il partagea les Cyrénéens en trois tribus, dont une comprenait les Théréens et leurs voisins, l’autre les Péloponnésiens et les Crétois, et la troisième tous les insulaires. Enfin, on mit en réserve, pour Battus, de certaines portions de terre avec les sacrificatures, et on rendit au peuple toutes les autres prérogatives dont les rois avaient joui jusqu’alors.

CLXII. Ces règlements subsistèrent sous le règne de Battus ; mais, sous celui de son fils, il s’éleva de grands troubles au sujet des honneurs. En effet, Arcélisas, fils de Battus le boiteux et de Phérétime, déclara qu’il ne souffrirait point que les lois de Démonax subsistassent plus longtemps, et redemanda les prérogatives dont avaient joui ses ancêtres. Arcésilas excita des troubles à ce sujet ; mais, son parti ayant eu du dessous, il s’enfuit à Samos, et Phérétime, sa mère, à Salamine en Chypre.

Salamine était, en ce temps-là, gouvernée par Évelthon, qui consacra à Delphes un très bel encensoir, qu’on voit dans le trésor des Corinthiens. Phérétime, étant arrivée à la cour d’Évelthon, lui demanda des troupes pour se rétablir à Cyrène, elle et son fils. Mais ce prince lui donnait plus volontiers toute autre chose qu’une armée. Phérétime acceptait ses présents, et les trouvait très beaux ; mais elle ajoutait qu’il lui serait beaucoup plus honorable de lui accorder des troupes. Comme elle faisait toujours la même réponse à chaque présent, Évelthon lui accorda enfin un fuseau d’or, avec une quenouille revêtue de laine, et lui fit dire que l’on faisait aux femmes de pareils présents, mais qu’on ne leur donnait pas une armée.

CXLIII. Pendant ce temps-là, Arcésilas, faisant espérer le partage des terres, assembla à Samos, où il était, une armée nombreuse. Lorsqu’elle fut levée, il alla à Delphes consulter l’oracle sur son retour. La Pythie lui répondit : « Apollon accorde à ta famille la domination de Cyrène pour quatre Battus et quatre Arcélisas, c’est -à-dire pour huit générations ; mais il t’exhorte à ne rien tenter de plus. Quant à toi, Arcésilas, il te conseille de rester tranquille quand tu seras de retour dans ta patrie. Si tu trouves un fourneau plein de vases de terre, garde-toi bien de les faire cuire, remets-les plutôt à l’air ; et si tu mets le feu au fourneau, n’entre pas dans l’endroit environné d’eau ; autrement tu périras toi-même avec le plus beau des taureaux. »

CLXIV. Arcésilas retourna à Cyrène avec les troupes qu’il avait levées à Samos. Lorsqu’il eut recouvré ses États, il fit faire, sans aucun égard pour l’oracle, le procès à ceux qui s’étaient soulevés contre lui, et qui l’avaient obligé à prendre la fuite. Les uns sortirent de leur patrie pour n’y jamais revenir ; d’autres, ayant été arrêtés, furent envoyés en Chypre pour y être punis de mort ; mais les Cnidiens, chez qui ils abordèrent, les délivrèrent, et les envoyèrent à l’île de Théra. Quelques autres, enfin, se réfugièrent dans une grande tour qui appartenait à un particulier nommé Aglomachus. Arcésilas, ayant fait entasser du bois à l’entour, y mit le feu, et la brûla. Ce crime commis, il reconnut le sens de l’oracle, qui lui avait défendu, par l’organe de la Pythie, de faire cuire les vases de terre qu’il trouverait dans le fourneau. Dans la crainte donc d’être tué, suivant la prédiction de l’oracle, il s’éloigna volontairement de Cyrène, s’imaginant que cette ville était la place entourée d’eau de tous côtés que la Pythie lui avait recommandé d’éviter. Il avait épousé une de ses parentes, fille d’Alazir, roi des Barcéens. Il se réfugia chez ce prince ; mais des Barcéens et quelques fugitifs de Cyrène, l’ayant aperçu dans la place publique, le tuèrent, et avec lui Alazir son beau-père. Ce fut ainsi qu’Arcésilas remplit sa destinée, et qu’il périt pour avoir désobéi à l’oracle, volontairement ou involontairement.

CLXV. Tandis qu’Arcésilas travaillait dans Barcé à son propre malheur, Phérétime sa mère jouissait à Cyrène des honneurs de son fils ; et, entre autres prérogatives, elle assistait aux délibérations du sénat. Mais, dès qu’elle eut connaissance qu’il avait été tué en cette ville, elle s’enfuit en Égypte, parce qu’Arcélisas avait autrefois rendu quelques services à Cambyse, fils de Cyrus, en lui livrant Cyrène et en lui payant tribut. Arrivée dans ce pays, elle supplia Aryandès de la venger, sous prétexte que son fils n’avait été assassiné que parce qu’il favorisait le parti des Mèdes.

CLXVI. Aryandès avait été établi gouverneur d’Égypte par Cambyse. Dans la suite, il fut puni de mort, pour avoir voulu s’égaler en quelque sorte à Darius. Ayant en effet appris et ayant vu par lui-même que ce prince avait envie de laisser, pour monument de son règne, quelque chose que les autres rois n’eussent point encore exécuté, il marcha sur ses traces jusqu’à ce qu’il eût reçu la récompense qu’il méritait. Darius avait fait battre de la monnaie de l’or le plus pur (37). Aryandès, gouverneur d’Égypte, fit frapper de son côté des monnaies d’argent qu’on appelle aryandiques : elles sont encore aujourd’hui regardées comme étant d’un argent extrêmement fin. Darius, en ayant été instruit, l’accusa de rébellion, et le fit mourir sous ce prétexte.

CLXVII. Aryandès eut compassion de Phérétime ; il lui donna une armée composée de toutes les forces d’Égypte, tant de terre que de mer. Les troupes de terre étaient commandées par Amasis, qui était Maraphien, et celles de mer par Badrès, Pasagarde d’extraction. Mais, avant de les faire partir, il envoya un héraut à Barcé, pour s’informer de celui-qui avait été le meurtrier d’Arcésilas. les Barcéens prirent tous cet assassinat sur eux ; car ce prince leur avait fait beaucoup de mal. Sur cette réponse, Aryandès envoya l’armée avec Phérétime.

CLXVIII. Cette cause était le prétexte dont Aryandès cherchait à colorer son expédition contre les Libyens, qu’il avait, à mon avis, dessein de subjuguer. La Libye renferme beaucoup de nations différentes. Il y en avait peu qui fussent soumises au roi, et la plupart ne tenaient aucun compte de Darius. Voici l’ordre dans lequel on trouve les peuples de la Libye, à commencer depuis l’Égypte (38).
Les premiers qu’on rencontre sont des Adyrmachides. Ils ont presque les mêmes usages que les Égyptiens, mais ils s’habillent comme le reste des Libyens. Leurs femmes portent à chaque jambe un anneau de cuivre, et laissent croître leurs cheveux : si elles sont mordues par un pou, elles le prennent, le mordent à leur tour, et le jettent ensuite. Ces peuples sont les seuls Libyens qui aient cette coutume ; ils sont aussi les seuls qui présentent leurs filles au roi lorsqu’elles vont se marier. Celle qui lui plaît ne s’en retourne qu’après qu’il en a joui. Cette nation s’étend depuis l’Égypte jusqu’à un port appelé Plunos.

CLXIX. Les Giligammes touchent aux Adyrmachides : ils habitent le pays qui est vers l’occident jusqu’à l’île Aphrodisias. Dans cet intervalle est l’île de Platée, où les Cyrénéens envoyèrent une colonie. Aziris, où ils s’établirent aussi, est sur le continent, ainsi que le port de Ménélas. C’est là qu’on commence à trouver le silphium. Le pays où croît cette plante s’étend dans l’île de Platée jusqu’à l’embouchure de la Syrte (39). Ces peuples ont presque les mêmes coutumes que les autres.

CLXX. Immédiatement après les Giligammes, on trouve les Asbystes, du côté du couchant : ils habitent le pays au-dessus de Cyrène ; mais ils ne s’étendent pas jusqu’à la mer : les côtes maritimes sont occupées par les Cyrénéens. Les chars à quatre chevaux sont beaucoup plus en usage chez eux que chez les autres Libyens, et ils s’étudient à imiter la plupart des coutumes des Cyrénéens.

CLXXI. Les Auschises sont à l’occident des Asbystes, auxquels ils confinent : ils habitent au-dessus de Barcé et s’étendent jusqu’à la mer, près des Évespérides. Les  Cabales demeurent vers le milieu du pays des Auschises leur nation est peu nombreuse ; elle s’étend sur les côtes de la mer vers Tauchires, ville du territoire de Barcé. Leurs usages sont les mêmes que ceux des peuples qui habitent au-dessus de Cyrène.

CLXXII. Les pays des Auschises est borné à l’ouest par celui des Nasamons, peuple nombreux. En été, les Nasamons laissent leurs troupeaux sur le bord de la mer, et montent à un certain canton, nommé Augiles, pour y recueillir en automne les dattes. Les palmiers y croissent en abondance, y viennent très beaux, et portent tous du fruit. Les Nasamons vont à la chasse des sauterelles, les font sécher au soleil, et, les ayant réduites en poudre, ils mêlent cette poudre avec du lait, qu’ils boivent ensuite. Ils ont coutume d’avoir chacun plusieurs femmes, et de les voir publiquement, à peu près comme les Massagètes, après avoir planté à terre leur bâton. Lorsqu’un Nasamon se marie pour la première fois, la première nuit de ses noces, la mariée accorde ses faveurs à tous les convives, et chacun lui fait un présent qu’il a apporté de sa maison.Voici leur manière de faire des serments et d’exercer la divination. Ils mettent la main sur le tombeau des hommes qui ont parmi eux la réputation d’avoir été les plus justes et les plus gens de bien, et jurent par eux. Pour exercer la divination, ils vont aux tombeaux de leurs ancêtres ; ils y font leurs prières, et y dorment ensuite. Si, pendant leur sommeil, ils ont quelque songe, ils en font usage dans leur conduite. Ils se donnent mutuellement la foi en buvant réciproquement de la main l’un de l’autre (40). S’ils n’ont rien de liquide, ils ramassent à terre de la poussière, et la lèchent.

CLXXIII. Les Psylles sont voisins des Nasamons ; ils périrent autrefois de la manière que je vais dire. Le vent du midi avait de son souffle desséché leurs citernes : car tout leur pays était en dedans de la Syrte (41), et sans eau.

Ayant tenu conseil entre eux, ils résolurent, d’un consentement unanime, d’aller faire la guerre au vent du midi. Je rapporte les propos des Libyens. Lorsqu’ils furent arrivés dans les déserts sablonneux, le même vent, soufflant avec violence, les ensevelit sous des monceaux de sable. Les Psylles détruits, les Nasamons s’emparèrent de leurs terres.

CLXXIV. Au-dessus de ces peuples, vers le midi, dans un pays rempli de bêtes féroces, sont les Garamantes, qui fuient le commerce et la société de tous les hommes : ils n’ont aucune sorte d’armes, et ne savent pas même se défendre.

CLXXV. Cette nation habite au-dessus des Nasamons. Elle a pour voisins les Maces. Ceux-ci sont à l’ouest et le long de la mer. Ils se rasent de manière qu’il reste, sur le haut de la tête, une touffe de cheveux. Ils y parviennent en laissant croître leurs cheveux sur le milieu de la tête, et en se rasant de très près des deux côtés. Quand ils vont à la guerre, ils portent, pour armes défensives, des peaux d’autruches. Le Cinyps descend de la colline des Grâces, traverse leur pays, et se jette dans la mer. Cette colline est entièrement couverte d’une épaisse forêt ; au lieu que le reste de la Libye, dont j’ai parlé jusqu’ici, est un pays où l’on ne voit point d’arbres : de cette colline à la mer il y a deux cents stades.

CLXXVI. Les Gindanes touchent aux Maces. On dit que leurs femmes portent chacune, autour de la cheville du pied, autant de bandes de peaux qu’elles ont vu d’hommes ; celle qui en a davantage est la plus estimée, comme ayant été aimée d’un plus grand nombre d’hommes.

CLXXVII. Les Lotophages habitent le rivage de la mer, qui est devant le pays des Gindanes. Ces peuples ne vivent que des fruits du lotos (42) : ce fruit est à peu près de la grosseur de celui du lentisque, et d’une douceur pareille à celle des dattes. Les Lotophages en font aussi du vin.

CLXXVIII. Ils confinent, le long de la mer, au Machlyes : ceux-ci font aussi usage du lotos, mais beaucoup moins que les Lotophages. Les Machlyes s’étendent jusqu’au Triton, fleuve considérable qui se jette dans un grand lac nommé Tritonis, où l’on voit l’île de Phia. On dit qu’il avait été prédit par les oracles que les Lacédémoniens enverraient une colonie dans cette île : on raconte le fait de cette manière.

CLXXIX. Quand Jason eut fait construire, au pied du mont Pélion, le navire Argo (43), et qu’il y eut embarqué une hécatombe avec un trépied d’airain, il se mit en mer, et doubla le Péloponnèse, dans le dessein d’aller à Delphes. Lorsqu’il fut arrivé vers le promontoire Malée, il s’éleva un vent du nord qui le jeta en Libye, et il se trouva dans les bas-fonds du lac Tritonis avant que d’avoir découvert la terre. Ne sachant comment sortir de ce pas dangereux, on dit qu’un triton lui apparut et lui demanda son trépied, lui promettant de lui montrer une route sûre et de le tirer de ce péril. Jason y ayant consenti, le triton lui montra le moyen de sortir de ce bas-fond il prit ensuite le trépied, le mit dans son propre temple, et, s’asseyant dessus, il prédit à Jason et aux siens tout ce qui devait leur arriver. Il lui annonça aussi que, lorsque ce trépied aurait été enlevé par quelqu’un des descendants de ceux qui étaient dans le navire Argo, il était de toute nécessité que les Grecs eussent cent villes sur les bords du lac Tritonis. On ajoute que les Libyens voisins du lac, ayant appris cette réponse de l’oracle, cachèrent le trépied.

CLXXX. Immédiatement après les Machlyes, on trouve les Auséens. Ces deux nations habitent auteur du lac Tritonis ; mais elles sont séparées par le fleuve Triton. Les Machlyes laissent croître leurs cheveux sur le derrière de la tête, et les Auséens sur le devant. Dans une fête que ces peuples célèbrent tous les ans en l’honneur de Minerve, les filles, partagées en deux troupes, se battent les unes contre les autres à coups de pierres et de bâtons. Elles disent que ces rites ont été institués par leurs pères en l’honneur de la déesse née dans leur pays, que nous appelons Minerve ; et elles donnent le nom de fausses vierges à celles qui meurent de leurs blessures. Mais, avant que de cesser le combat, elles revêtent d’une armure complète à la grecque celle qui, de l’aveu de toutes, s’est le plus distinguée; et, lui ayant mis aussi sur la tête un casque à la corinthienne, elles la font monter sur un char, et la promènent autour du lac. Je ne sais de quelle façon ils armaient autrefois leurs filles, avant que les Grecs eussent établi des colonies autour d’eux. Je pense cependant que c’était à la manière des Égyptiens. Je suis en effet d’avis que le bouclier et le casque sont venus d’Égypte chez les Grecs. Ils prétendent que Minerve est fille de Neptune et de la nymphe du lac Tritonis, et qu’ayant eu quelque sujet de plainte contre son père, elle se donna à Jupiter, qui l’adopta pour sa fille. Les femmes sont en commun chez ces peuples ; elles ne demeurent point avec les hommes, et ceux-ci les voient à la manière des bêtes. Les enfants sont élevés par leurs mères : quand ils sont grands, on les mène à l’assemblée que les hommes tiennent tous les trois mois. Celui à qui un enfant ressemble passe pour en être le père.

CLXXXI. Tels sont les peuples nomades qui habitent les côtes maritimes de la Libye. Au-dessus, en avançant dans le milieu des terres, on rencontre la Libye remplie de bêtes féroces, au delà de laquelle est une élévation sablonneuse, qui s’étend depuis Thèbes en Égypte, jusqu’aux colonnes d’Hercule. On trouve dans ce pays sablonneux, environ de dix journées en dix journées, de gros quartiers de sel sur des collines. Du haut de chacune de ces collines, on voit jaillir, au milieu du sel, une eau fraîche et douce. Autour de cette eau on trouve des habitants, qui sont les derniers du côté des déserts, et au-dessus de la Libye sauvage. Les premiers qu’on y rencontre, en venant de Thèbes, sont les Ammoniens, à dix journées de cette ville. Ils ont un temple avec des rites qu’ils ont empruntés de celui de Jupiter Thébéen. Il y a en effet à Thèbes, comme je l’ai déjà dit, une statue de Jupiter avec une tête de bélier. Entre autres fontaines, ils en ont une dont l’eau est tiède au point du jour, fraîche à l’heure du marché, et extrêmement froide à midi ; aussi ont-ils soin, à cette heure, d’arroser leurs jardins. A mesure que le jour baisse, elle devient moins froide, jusqu’au coucher du soleil, qu’elle est tiède. Elle s’échauffe ensuite de plus en plus, jusqu’à ce qu’on approche du milieu de la nuit : alors elle bout à gros bouillons. Lorsque le milieu de la nuit est passé, elle se refroidit jusqu’au lever de l’aurore on l’appelle la fontaine du Soleil.

CLXXXII. A dix autres journées de chemin après les Ammoniens, on trouve, sur cette élévation de sable, une autre colline de sel, semblable à celle qu’on voit chez les Ammoniens, avec une source d’eau. Ce canton est habité ; il s’appelle Augiles : c’est là que les Nasamons vont, en automne, recueillir les dattes.

CLXXXIII. A dix autres journées du territoire d’Augiles, on rencontre une autre colline de sel avec de l’eau, et une grande quantité de palmiers portant du fruit, comme dans les autres endroits dont on vient de parler. Les Garamantes, nation fort nombreuse, habitent ce pays. Ils répandent de la terre sur le sel, et sèment ensuite. Il n’y a pas loin de là chez les Lotophages ; mais, du pays de ceux-ci, il y a trente journées de chemin jusqu’à celui où l’on voit ces sortes de boeufs qui paissent en marchant à reculons. Ces animaux paissent de la sorte parce qu’ils ont les cornes rabattues en devant, et c’est pour cela qu’ils vont à reculons quand ils paissent ; car ils ne peuvent alors marcher en avant, attendu que leurs cornes s’enfonceraient dans la terre. Ils ne diffèrent des autres boeufs qu’en cela, et en ce qu’ils ont le cuir plus épais et plus souple. Ces Garamantes font la chasse aux Troglodytes-Éthiopiens ; ils se servent pour cela de chars à quatre chevaux. Les Troglodytes-Éthiopiens sont, en effet, les plus légers et les plus vites de tous les peuples dont nous ayons jamais ouï parler. Ils vivent de serpents, de lézards et autres reptiles ; ils parlent une langue qui n’a rien de commun avec celles des autres nations ; on croit entendre le cri des chauves-souris.

CLXXXIV. A dix journées pareillement des Garamantes, on trouve une autre colline de sel, avec une fontaine et des hommes à l’entour : ils s’appellent Atarantes, et sont les seuls hommes que je sache n’avoir point de nom. Réunis en corps de nation, ils s’appellent Atarantes ; mais les individus n’ont point de noms qui les distinguent les uns des autres. Ils maudissent le soleil lorsqu’il est à son plus haut point d’élévation et de force, et lui disent toutes sortes d’injures, parce qu’il les brûle, ainsi que le pays.

A dix autres journées de chemin, on rencontre une autre colline de sel, avec de l’eau et des habitants aux environs. Le mont Atlas touche à cette colline. Il est étroit et rond de tous côtés, mais si haut, qu’il est, dit-on, impossible d’en voir le sommet, à cause des nuages dont il est toujours couvert l’été comme l’hiver. Les habitants du pays disent que c’est une colonne du ciel. Ils ont pris de cette montagne le nom d’Atlantes, et l’on dit qu’ils ne mangent de rien qui ait eu vie, et qu’ils n’ont jamais de songes.

CLXXXV. Je connais le nom de ceux qui habitent cette élévation jusqu’aux Atlantes ; mais je n’en puis dire autant de ceux qui sont au delà. Cette élévation s’étend jusqu’aux colonnes d’Hercule, et même par delà. De dix journées en dix journées, on y trouve des mines de sel et des habitants. Les maisons de tous ces peuples sont bâties de quartiers de sel : il ne pleut en effet jamais dans cette partie de la Libye ; autrement les murailles des maisons, étant de sel, tomberaient bientôt en ruine. On tire de ces mines deux sortes de sel, l’un blanc, et l’autre couleur de pourpre. Au-dessus de cette élévation sablonneuse, vers le midi et l’intérieur de la Libye, on ne trouve qu’un affreux désert, où il n’y a ni eau, ni bois, ni bêtes sauvages, et où il ne tombe ni pluie ni rosée.

CLXXXVI. Tout le pays qui s’étend depuis l’Egypte jusqu’au lac Tritonis est habité par des Libyens nomades, qui vivent de chair et de lait. Ils ne mangent point de vaches, non plus que les Égyptiens, et ne se nourrissent point de porcs. Les femmes de Cyrène ne se croient pas permis non plus de manger de la vache, par respect pour la déesse Isis, qu’on adore en Égypte ; elles jeûnent même, et célèbrent des fêtes solennelles en son honneur. Les femmes de Barcé non seulement ne mangent point de vache, mais elles s’abstiennent encore de manger de la chair de porc.

CLXXXVII. Les peuples à l’occident du lac Tritonis ne sont point nomades ; ils n’ont point les mêmes usages, et ne font pas à leurs enfants ce qu’observent, à l’égard des leurs, les Libyens nomades. Quand les enfants des Libyens nomades ont atteint l’âge de quatre ans, ils leur brûlent les veines du haut de la tête, et quelques-uns celles des tempes, avec de la laine qui n’a point été dégraissée. Je ne puis assurer que tous ces peuples nomades suivent cet usage, mais il est pratiqué par plusieurs. Ils prétendent que cette opération les empêche d’être, par la suite, incommodés de la pituite qui coule du cerveau, et qu’elle leur procure une santé parfaite. En effet, entre tous les peuples que nous connaissons, il n’y en a point qui soient plus sains que les Libyens; mais je n’oserais assurer qu’ils en soient redevables à cette opération. Si leurs enfants ont des spasmes pendant qu’on les brûle, ils les arrosent avec de l’urine de bouc ; c’est un remède spécifique : au reste, je ne fais que rapporter ce que disent les Libyens.

CLXXXVIII. Les sacrifices des nomades se font de cette manière : ils commencent par couper l’oreille de la victime (cela leur tient lieu de prémices), et la jettent sur le faîte de leurs maisons ; cela fait, ils lui tordent le cou : ils n’en immolent qu’au Soleil et à la Lune. Tous les Libyens font des sacrifices à ces deux divinités ; cependant ceux qui habitent sur les bords du lac Tritonis en offrent aussi à Minerve, ensuite au Triton et à Neptune, mais principalement à Minerve.

CLXXXIX. Les Grecs ont emprunté des Libyennes l’habillement et l’égide des statues de Minerve (Athéna), excepté que l’habit des Libyennes est de peau, et que les franges de leurs égides ne sont pas des serpents, mais des bandes minces de cuir : le reste de l’habillement est le même. Le nom de ce vêtement prouve que l’habit des statues de Minerve vient de Libye. Les femmes de ce pays portent en effet, par-dessus leurs habits, des peaux de chèvres sans poil, garnies de franges et teintes en rouge. Les Grecs ont pris leurs égides de ces vêtements de peaux de chèvres. Je crois aussi que les cris perçants qu’on entend dans les temples de cette déesse tirent leur origine de ce pays. C’est en effet un usage constant parmi les Libyennes, et elles s’en acquittent avec grâce. C’est aussi des Libyens que les Grecs ont appris à atteler quatre chevaux à leurs chars.

CXC. Les Libyens nomades enterrent leurs morts comme les Grecs : j’en excepte les Nasamons, qui les enterrent assis, ayant soin, quand quelqu’un rend le dernier soupir, de le tenir dans cette altitude, et prenant garde qu’il n’expire couché sur le dos. Leurs logements sont portatifs, et faits d’asphodèles (44) entrelacés avec des joncs. Tels sont les usages de ces nations.

CXCI. A l’ouest du fleuve Triton, les Libyens laboureurs touchent aux Auséens ; ils ont des maisons, et se nomment Maxyes. Ils laissent croître leurs cheveux sur le côté droit de la tête, rasent le côté gauche, et se peignent le corps avec du vermillon : ils se disent descendus des Troyens. Le pays qu’ils habitent, ainsi que le reste de la Libye occidentale, est beaucoup plus rempli de bêtes sauvages, et couvert de bois, que celui des nomades ; car la partie de la Libye orientale qu’habitent les nomades est basse et sablonneuse jusqu’au fleuve Triton. Mais depuis ce fleuve, en allant vers le couchant, le pays occupé par les laboureurs est très montagneux, couvert de bois et plein de bêtes sauvages. C’est dans cette partie occidentale de la Libye que se trouvent les serpents d’une grandeur prodigieuse, les lions, les éléphants, les ours, les aspics, les ânes qui ont des cornes (45), les cynocéphales (têtes de chien) et les acéphales (sans tête), qui ont, si l’on en croit les Libyens, les yeux à la poitrine. On y voit aussi des hommes et des femmes sauvages, et une multitude d’autres bêtes féroces, qui existent réellement.

CXCII. Dans le pays des nomades, on ne trouve aucun de ces animaux ; mais il y en a d’autres, tels que des pygarges, des chevreuils, des bubalis, des ânes, non pas de cette espèce d’ânes qui ont des cornes, mais d’une autre qui ne boit point. On y voit aussi des oryx qui sont de la grandeur du boeuf : on se sert des cornes de cet animal pour faire les coudes des cithares. Il y a aussi des renards, des hyènes, des porcs-épics, des béliers sauvages, des dictyes, des thoès (46), des panthères, des boryes, des crocodiles terrestres qui ont environ trois coudées de long, et qui ressemblent aux lézards ; des autruches, et de petits serpents qui ont chacun une corne. Toutes ces sortes d’animaux se rencontrent en ce pays, et outre cela tous ceux qui se trouvent ailleurs, excepté le cerf et le sanglier, car il n’y a ni sangliers ni cerfs en Libye. On y voit aussi trois sortes de rats, les dipodes, les zégéries, nom libyen qui signifie en notre langue des collines ; les rats de la troisième espèce s’appellent hérissons. Il naît outre cela, dans le Silphium, des belettes qui ressemblent à celles de Tartessus. Telles sont, autant que j’ai pu le savoir par les plus exactes recherches, les espèces d’animaux qu’on voit chez les Libyens nomades.

CXCIII. Les Zauèces touchent aux Libyens-Maxyes ; quand ils sont en guerre, les femmes conduisent les chars.

CXCIV. Les Gyzantes habitent immédiatement après les Zauèces. Les abeilles font dans leur pays une prodigieuse quantité de miel ; mais on dit qu’il s’y en fait beaucoup plus encore par les mains et l’industrie des hommes. Les Gyzantes se peignent tous avec du vermillon, et mangent des singes : ces animaux sont très communs dans leurs montagnes.

CXCV. Auprès de ce pays est, au rapport des Carthaginois, une île fort étroite, appelée Cyraunis ; elle a deux cents stades de long. On y passe aisément du continent ; elle est toute couverte d’oliviers et de vignes. Il y a dans cette île un lac, de la vase duquel les filles du pays tirent des paillettes d’or avec des plumes d’oiseaux frottées de poix. J’ignore si le fait est vrai ; je me contente de rapporter ce qu’on dit : au reste, ce récit pourrait être vrai, surtout après avoir été témoin moi-même de la manière dont on tire la poix d’un lac de Zacynthe. Cette île renferme plusieurs lacs : le plus grand a soixante-dix pieds en tout sens, sur deux orgyies de profondeur. On enfonce dans ce lac une perche à l’extrémité de laquelle est attachée une branche de myrte ; on retire ensuite cette branche avec de la poix qui a l’odeur du bitume, mais qui d’ailleurs vaut mieux que celle de Piérie. On jette cette poix dans une fosse creusée près du lac ; et, quand on y en a amassé une quantité considérable, on la retire de la fosse pour la mettre dans des amphores. Tout ce qui tombe dans le lac passe sous terre, et reparaît quelque temps après dans la mer, quoiqu’elle soit éloignée du lac d’environ quatre stades. Ainsi ce qu’on raconte de l’île qui est près de la Libye peut être vrai.

CXCVI. Les Carthaginois disent qu’au delà des colonnes d’Hercule il y a un pays habité où ils vont faire le commerce. Quand ils y sont arrivés, ils tirent leurs marchandises de leurs vaisseaux, et les rangent le long du rivage : ils remontent ensuite sur leurs bâtiments, où ils font beaucoup de fumée. Les naturels du pays, apercevant cette fumée, viennent sur le bord de la mer, et, après y avoir mis de l’or pour le prix des marchandises, ils s’éloignent. Les Carthaginois sortent alors de leurs vaisseaux, examinent la quantité d’or qu’on a apportée, et, si elle leur paraît répondre au prix de leurs marchandises, ils l’emportent et s’en vont. Mais, s’il n’y en pas pour leur valeur, ils s’en retournent sur leurs vaisseaux, où ils restent tranquilles. Les autres reviennent ensuite, et ajoutent quelque chose, jusqu’à ce que les Carthaginois soient contents. Ils ne se font jamais tort les uns aux autres. Les Carthaginois ne touchent point à l’or, à moins qu’il n’y en ait pour la valeur de leurs marchandises ; et ceux du pays n’emportent point les marchandises avant que les Carthaginois. n’aient enlevé l’or.

CXCVII. Tels sont les peuples de Libye dont je peux dire les noms. La plupart ne tenaient pas alors plus de compte du roi des Mèdes qu’ils ne le font encore à présent. J’ajoute que ce pays est habité par quatre nations, et qu’autant que je puis le savoir, il n’y en a pas davantage. De ces quatre nations, deux sont indigènes et deux sont étrangères. Les indigènes sont les Libyens et les Éthiopiens. Ceux-là habitent la partie de la Libye qui est au nord, et ceux-ci celle qui est au midi : les deux nations étrangères sont les Phéniciens et les Grecs.

CXCVIII. Quant à la bonté du terroir, la Libye ne peut, – à ce qu’il me semble, être comparée ni à l’Asie ni à l’Europe : j’en excepte seulement le Cinyps, pays qui porte le même nom que le fleuve dont il est arrosé. Il peut entrer en parallèle avec les meilleures terres à blé : aussi ne ressemble-t-il en rien au reste de la Libye. C’est une terre noire, et arrosée de plusieurs sources : elle n’a rien à, craindre de la sécheresse, et les pluies excessives ne faisant que l’abreuver, elle n’en souffre aucun dommage : il pleut en effet dans cette partie de la Libye. Ce pays rapporte autant de grains que la Babylonie. Celui des Évespérides est aussi un excellent pays. Dans les années où les terres se surpassent elles-mêmes en fécondité, elles rendent le centuple ; mais le Cinyps rapporte environ trois cents pour un.

CXCIX. La Cyrénaïque est le pays le plus élevé de cette partie de la Libye habitée par les nomades. Il y a trois saisons admirables pour la récolte : on commence la moisson et la vendange sur les bords de la mer ; on passe ensuite au milieu du pays, qu’on appelle les Bunes (collines) : le blé et le raisin sont alors mûrs, et ne demandent qu’à être recueillis. Pendant qu’on fait la récolte du milieu des terres, ils viennent aussi en maturité dans les endroits les plus reculés, et veulent être moissonnés et vendangés. On a par conséquent mangé les premiers grains, et l’on a bu les premiers vins, lorsque la dernière récolte arrive. Ces récoltes occupent les Cyrénéens huit mois de l’année. Mais en voilà assez sur ce pays.

CC. Les Perses (47) qu’Aryandès avait envoyés d’Égypte pour venger Phérétime, étant arrivés devant Barcé, en firent le siège, après l’avoir sommée de leur livrer les meurtriers d’Arcésilas. Les Barcéens, étant tous coupables de la mort de ce prince, n’écoutèrent point leurs propositions. Pendant neuf mois que dura le siège, les Perses poussèrent des mines jusqu’aux murailles, et attaquèrent la place vigoureusement. Un ouvrier en cuivre découvrit leurs mines par le moyen d’un bouclier d’airain (48). Il faisait le tour de la ville, dans l’enceinte des murailles, avec son bouclier, et l’approchait contre terre. Dans les endroits où les ennemis ne minaient pas, le bouclier ne rendait aucun son ; mais il en rendait dans ceux où ils travaillaient. Les Barcéens contre-minèrent en ces endroits, et tuèrent les mineurs perses. Quant aux attaques ouvertes, les habitants surent les repousser.

CCI. Le siège de Barcé durait depuis longtemps, et il s’y était fait de part et d’autre des pertes considérables, mais non moins fortes du côté des Perses que du côté des Barcéens, lorsque Amasis, qui commandait l’armée de terre, voyant qu’il ne pouvait les vaincre à force ouverte, résolut de les réduire par la ruse. Voici le stratagème qu’il imagina.

Il fit creuser pendant la nuit un large fossé, sur lequel on mit des pièces de bois très faibles qu’on couvrit de terre, de sorte que le terrain était de niveau et égal partout.. Au point du jour, il invita les Barcéens à un pourparler : ils reçurent cette nouvelle avec joie, ne demandant pas mieux que d’en venir à un accommodement. On fit donc un traité, et on jura de part et d’autre, sur le fossé couvert, d’en observer tous les articles tant que ce terrain subsisterait dans l’état où il était alors. Les articles du traité portaient que les Barcéens payeraient au roi un tribut convenable, et que les Perses ne formeraient point de nouvelles entreprises contre eux.

Les serments prêtés, les Barcéens, comptant sur la foi du traité, ouvrirent toutes leurs portes, sortirent de la ville, et y laissèrent entrer ceux des ennemis qui voulurent y venir. Pendant ce temps-là, les Perses, ayant détruit le pont caché, entrèrent en foule dans la ville. Ils rompirent le pont, afin de ne point violer le traité qu’ils avaient juré d’observer tant que le terrain sur lequel ils se faisaient demeurerait en l’état où il était alors. En effet, le pont une fois détruit, le traité ne subsistait plus.

CCII. Les Perses livrèrent Phérétimé les plus coupables d’entre les Barcéens ; aussitôt elle les fit mettre en croix autour des murailles ; et, ayant fait couper le sein à leurs femmes, elle en fit border le mur. Les Barcéens furent tous mis au pillage par l’ordre de cette princesse, excepté les Battiades et ceux qui n’avaient eu aucune part à l’assassinat de son fils : ceux-ci eurent la permission de rester dans la ville.

CCIII. Les Perses, ayant réduit en esclavage le reste des Barcéens, se mirent en marche pour retourner en Égypte. Quand ils furent arrivés à Cyrène, les Cyrénéens, par égard pour un oracle, les laissèrent passer librement par leur ville. Pendant qu’ils la traversaient, Barès, qui commandait l’armée navale, leur dit de la piller ; mais Amasis, qui était à la tête des troupes de terre, ne voulut pas le permettre, leur représentant qu’ils n’avaient été envoyés que pour réduire Barcé. Lorsqu’ils l’eurent traversée, et qu’ils eurent assis leur camp sur la colline de Jupiter Lycéen, ils se repentirent de ne s’en être pas emparés. Ils retournèrent donc sur leurs pas, et tentèrent de rentrer dans la place ; mais les Cyrénéens se mirent en devoir de s’y opposer. Quoiqu’il ne se présentât personne pour combattre, les Perses furent néanmoins tellement effrayés, qu’ils se retirèrent précipitamment à soixante stades de là, et y posèrent leur camp. Tandis qu’ils y campaient, il leur vint un courrier de la part d’Aryandès, qui les rappelait : ils eurent alors recours aux Cyrénéens, et les prièrent de leur donner des vivres. Les Cyrénéens leur en ayant accordé, ils reprirent la route d’Égypte. Mais tant qu’ils furent en marche, et jusqu’à leur arrivée en Égypte, les Libyens ne cessèrent de les harceler pour enlever leurs habits et leurs bagages, tuant tous les traîneurs et tous ceux qui s’écartaient du gros de l’armée.

CCIV. Cette armée des Perses ne pénétra pas plus avant en Libye que le pays des Évespérides. Quant à ceux d’entre les Barcéens que les Perses avaient réduits en servitude, on les envoya d’Égypte au roi Darius. Ce prince leur donna des terres dans la Bactriane, avec une bourgade qui subsiste encore maintenant, et à laquelle ils donnèrent le nom de Barcé.

CCV. Phérétime fit une fin malheureuse. A peine fut-elle de retour de Libye en Égypte, après s’être vengée des Barcéens, qu’elle périt misérablement, dévorée par les vers dont son corps fourmilla : tant il est vrai que les dieux haïssent et châtient ceux qui portent trop loin leur ressentiment. Telle fut la vengeance que Phérétime, femme de Battus, exerça contre les Barcéens.

LIVRE V. TERPSICHORE – Ἱστοριῶν πέμπτη ἐπιγραφομένη Τερψιχόρη.

XLII. On dit que Cléomène n’avait pas l’esprit bien sain, et même qu’il était furieux. Doriée, au contraire, se distinguait parmi tous les jeunes gens de son âge, et se persuadait que son courage et son mérite l’élèveraient au trône. Plein de cette idée, il fut irrité de ce que les Lacédémoniens avaient, après la mort d’Anaxandrides, nommé, suivant les lois, Cléomène, qui était son aîné. Ne voulant point dépendre de ce prince, il alla fonder une colonie avec ceux qu’il avait demandés. Il était tellement indigné, qu’il s’embarqua pour la Libye sans consulter l’oracle sur le lieu où il l’établirait, et sans observer aucune des cérémonies usitées en pareille occasion. Il y arriva, conduit par des Théréens qui lui servirent de guides, il s’établit à Cinyps, très beau canton de la Libye, et sur les bords du fleuve. Mais, en ayant été chassé la troisième année par les Maces, peuple libyen d’origine, et par les Carthaginois, il revint dans le Péloponnèse.

XLIII. Il y trouva Anticharès d’Éléon, qui lui conseilla, suivant les oracles rendus à Laïus, de fonder en Sicile Héraclée, parce que le pays d’Éryx appartenait, disait-il, en entier aux Héraclides, par l’acquisition qu’en avait faite Hercule (28). Là-dessus il alla consulter l’oracle de Delphes, afin de savoir s’il se rendrait maître du pays pour lequel il était prêt, à partir. La Pythie lui ayant répondu qu’il s’en emparerait, il monta sur la flotte qui l’avait mené en Libye, et longea les côtes d’Italie.

LIVRE VII. POLYMNIE – Ἱστοριῶν ἑβδόμη ἐπιγραφομένη Πολύμνια

VII. Ce fut ainsi qu’Onomacrite, par ses oracles, et les Pisistratides et les Aleuades par leurs conseils persuasifs, portèrent Xerxès à faire la guerre aux Grecs. Cette résolution prise, ce prince commença par les Égyptiens, qui s’étaient révoltés. Il les attaqua la seconde année après la mort de Darius. Lorsqu’il les eut subjugués, et qu’il eut appesanti leurs chaînes beaucoup plus que n’avait fait son père, il leur donna pour gouverneur Achéménès, son frère et fils de Darius. Ce prince fut tué dans la suite par Inaros, fils de Psammitichus, roi de Libye.

LXX. Les Éthiopiens orientaux (car il y avait deux sortes d’Éthiopiens à cette expédition) servaient avec les Indiens. Ils ressemblaient aux autres Éthiopiens, et n’en différaient que par le langage et la chevelure. Les Éthiopiens orientaux ont en effet les cheveux droits, au lieu que ceux de Libye les ont plus crépus que tous les autres hommes. Ils étaient armés à peu près comme les Indiens, et ils avaient sur la tête des peaux de front de cheval enlevées avec la crinière et les oreilles. Les oreilles se tenaient droites, et la crinière leur servait d’aigrette. Des peaux de grues leur tenaient lieu de boucliers.

LXXI. Les Libyens avaient des habits de peaux, et des javelots durcis au feu. Ils étaient commandés par Massagès, fils d’Oarizus.

LXXXVI. La cavalerie mède était armée comme leur infanterie, ainsi que celle des Cissiens. Les cavaliers indiens avaient les mêmes armes que leur infanterie; mais, indépendamment des chevaux de main, ils avaient des chars armés en guerre, traînés par des chevaux et des zèbres. La cavalerie bactrienne était armée comme leurs gens de pied. Il en était de même de celle des Caspiens et des Libyens; mais ces derniers menaient tous aussi des chariots. Les … et les Paricaniens étaient armés comme leur infanterie. Les cavaliers arabes avaient aussi le même habillement et la même armure que leurs gens de pied ; mais ils avaient tous des chameaux dont la vitesse n’était pas moindre que celle des chevaux.

CLXV. Les peuples de Sicile disent cependant aussi que sans les circonstances où se trouva Gélon, ce prince aurait donné du secours aux Grecs, quand même il aurait dû servir sous les Lacédémoniens. Térille, fils de Crinippe, tyran d’Himère, se voyant chassé de cette ville par Théron, fils d’Aenésidémus, monarque des Agrigentins, avait fait venir dans le même temps, sous la conduite d’Hamilcar, fils d’Hannon, roi des Carthaginois, une armée de trois cent mille hommes composée de Phéniciens, de Libyens, d’Ibériens, de Ligyens, d’Hélisyces, de Sardoniens et de Cyrniens. Le général carthaginois s’était laissé persuader par l’hospitalité qu’il avait contractée avec Térille, et surtout par le zèle que lui avait témoigné Anaxilas, fils de Crétines, tyran de Rhégium, en lui donnant ses enfants en otage, afin de l’engager à venir en Sicile venger son beau-père. Il avait en effet épousé Cydippe, fille de Térille. Les Siciliens disent donc que Gélon, n’ayant pu par cette raison secourir les Grecs, envoya de l’argent à Delphes.

CLXXXIV. Jusqu’à cet endroit et jusqu’aux Thermopyles, il n’était point arrivé de malheur à leur armée. Elle était encore alors, suivant mes conjectures, de douze cent sept vaisseaux venus d’Asie, et les troupes anciennes des différentes nations montaient à deux cent quarante et un mille quatre cents hommes, à compter deux cents hommes par vaisseau. Mais, indépendamment de ces soldats fournis par ceux qui avaient donné les vaisseaux, il y avait encore sur chacun d’eux trente combattants, tant Perses que Mèdes et Saces; ces autres troupes montaient à trente-six mille deux cent dix hommes. À ces deux nombres j’ajoute les soldats qui étaient sur les vaisseaux à cinquante rames, et supposant sur chacun quatre-vingts hommes, parce qu’il y en avait dans les uns plus, dans les autres moins, cela ferait deux cent quarante mille hommes, puisqu’il y avait trois mille vaisseaux de cette sorte, comme je l’ai dit ci-dessus (78). L’armée navale venue de l’Asie était en tout de cinq cent dix-sept mille six cent dix hommes, et l’armée de terre de dix-sept cent mille hommes d’infanterie, et de quatre-vingt mille de cavalerie; à quoi il faut ajouter les Arabes qui conduisaient des chameaux, et les Libyens, montés sur des chars, qui faisaient vingt mille hommes. Telles furent les troupes amenées de l’Asie même, sans y comprendre les valets qui les suivaient, les vaisseaux chargés de vivres et ceux qui les montaient.